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Chapitre XV
 
Le destin se riait d'eux, Valdie entendait son énorme voix les railler quelque part au sein des abysses ; quatre Chiss étaient entrés dans le système d'Hautemer, quatre Chiss n'avaient cessé de donner le meilleur d'eux-mêmes avec une courageuse inconscience pour s'efforcer de survivre et d'aider ceux qui devaient l'être, mais tout ce qu'ils faisaient ne servait en définitive qu'à aggraver les choses, parce que l'univers tout entier jouait contre eux, parce qu'il était écrit qu'ils devaient mourir sur Hautemer.
Quelle ironie, elle commençait à penser comme Wyntar maintenant qu'il n'était plus... Une autre fois, Valdie aurait été capable d'en plaisanter, de se faire croire et de faire croire aux autres l'espace d'un instant qu'une telle tragédie n'avait pas de réelle importance, que cela ne changeait rien... Tant pis si cela devait ne durer qu'un instant, c'était nécessaire. Mais aujourd'hui, Valdie ne pouvait pas se convaincre d'une chose pareille, pas sans perdre définitivement contact avec la réalité...
De toute façon, la réalité semblait avoir perdu contact avec sa raison bien avant que l'inverse ne se produise pour laisser Valdie naufragée au milieu de la folie la plus belle et surtout la plus affreuse... Elle en serait devenue folle à son tour si les autres n'avaient pas été là...
Les autres et surtout Safera, Safera qui contre toute attente avait essayé de comprendre ce qui lui arrivait alors qu'elle s'entêtait à se disputer avec eux parce qu'elle elle-même s'abîmait dans son sentiment de perdition et de solitude... Valdie la connaissait depuis longtemps sans la connaître, elle l'avait vue se montrer tour à tour si distante que c'en était incompréhensible, non pas comme si elle ne voulait réellement rien avoir à faire avec eux mais plutôt comme si elle essayait de se faire du mal en s'éloignant de tout le monde, réservée mais aimable lorsqu'on essayait de lui parler comme si elle n'osait en prendre l'initiative, ou encore tentant maladroitement d'avoir l'air joyeuse et à l'aise avec eux sans jamais parvenir à convaincre qui que ce soit ; Valdie avait fini par en déduire que l'étrange jeune femme ne savait en fait jamais comment se comporter avec eux, même la bonne humeur forcée de Valdie ne suffisait apparemment pas à l'empêcher de se sentir si angoissée en leur présence. Ici, au fond des océans, pendant que Valdie naviguait quelque part entre la vie et la mort, Safera paraissait non seulement être devenue un peu plus sociable, mais aussi se faire sans problème à ce monde si différent de tout ce qu'ils connaissaient, elle semblait se délecter de toutes ces choses fantastiques, y compris des pires monstruosités; elle qui s'était toujours émerveillée d'un rien apparaissait comme tout à fait à sa place sur Hautemer...
Sauf qu'elle n'était plus là.
Elle n'était plus là parce qu'elle avait tenu à continuer à croire en l'espoir fou d'une fin différente à cette aventure mais qu'elle savait que Telin et Valdie n'y croiraient pas avec elle, elle n'était plus là parce qu'elle n'avait voulu écouter personne et qu'elle n'avait pu se résoudre à essayer de se faire écouter, elle, comme d'habitude...
Elle n'était plus là, elle était avec un ancien soldat Kryshzla sur un sous-marin qui formait une cible titanesque, vraisemblablement pour chercher à ramener à la raison un homme dont les Ômus en personne avaient juré la perte ; si ce n'était déjà fait, elle ne serait bientôt plus, elle disparaîtrait dans la gueule du monstre marin que Valdie observait avec une épouvante mêlée de tristesse broyer pont par pont ce qui avait été le vaisseau-amiral des Kryshzlas... Dire que Safera, la Safera qu'elle connaissait depuis des années, la Safera qui l'avait sauvée sur Hautemer, était peut-être là-dedans et qu'elle était censée la regarder disparaître sans rien faire, qu'elle était censée vivre après cela en sachant qu'elle l'aurait abandonnée à une mort atroce, même si elle n'espérait pas être sauvée, qu'elle était censée mourir en sachant qu'elle aurait fait si peu de sa vie tandis que Safera en aurait fait tant... Il y avait des fois où les règles du pragmatisme paraissaient confiner à la folie pure. Mais bien sûr, il était tout aussi fou de se jeter droit dans les griffes de la mort pour sauver quelqu'un qui ne vivait probablement déjà plus comme l'avait fait Safera après la bataille dans l'espace d'Hautemer ; à chacun de choisir sa forme de folie préférée... Or, Valdie avait choisi.
« J'espère que tu sais qu'on a à peu près autant de chances de nous en tirer que les glaciers de Csilla de fondre demain ? demanda-t-elle à Telin qui s'escrimait sur les commandes de pilotage du sous-marin, réussissant l'exploit de conserver un ton détaché.
Contrairement aux apparences, elle n'essayait absolument pas de convaincre Telin de rebrousser chemin ; c'était simplement une façon de s'assurer qu'elle n'était pas seule à vouloir faire cela en sachant pertinemment que c'était de la folie... Une folie digne de Safera elle-même, à vrai dire. Mais puisque la malheureuse était sûrement morte à l'heure qu'il était ou ne tarderait pas à l'être, peut-être fallait-il que quelqu'un la remplace...
-Prends-t'en à Voorth et Safera, grinça Telin en contournant prudemment la queue du Bunyip, bien que celui-ci ne paraisse pas s'intéresser le moins du monde à eux. Qu'est-ce qu'il leur a pris de faire un truc pareil... Ça leur est venu à l'idée que...
-Safera croyait probablement que nous l'abandonnerions, tu la connais...
-Ah ouais ? Et elle a compris quoi, exactement, quand je lui ai dis qu'il n'était pas question d'abandonner qui que ce soit ? Ce n'est pas vrai, ça ne leur suffit pas qu'on ait perdu Wyntar, il faut qu'ils s'y mettent aussi... Voorth doit avoir ses raisons, c'est un Kryshzla, autant ne pas chercher à comprendre, mais elle... Et depuis le début ! Je vais te dire ce que c'est, son problème : elle ne cherche pas à aider qui que ce soit, elle cherche à mourir ! De préférence dans d'atroces souffrances ! Elle doit s'imaginer que c'est le seul moyen pour elle d'obtenir un semblant de reconnaissance, ou quelque chose de ce genre... Ou alors...
-Écoute, pour être tout à fait franche... Je pense que Safera voulait que nous l'abandonnions, remarqua Valdie.
-Arrête... J'aime beaucoup Safera et tu le sais, je dirais même que je l'admire ; mais tu sais aussi bien que moi qu'elle n'est pas du tout assez équilibrée pour décider elle-même si elle veut qu'on vienne la chercher ou pas... Elle est folle, c'est malheureux à dire, mais c'est à nous de la protéger, y compris d'elle-même lorsque cela s'impose...
Valdie songea amèrement que Safera avait probablement compté sur le pragmatisme coutumier de Telin pour que celui-ci comprenne qu'il était trop tard pour chercher à la sauver ; oui, mais seulement voilà, malgré ses dénégations, Telin persistait à se penser lui-même comme le Lieutenant Telin, l'officier, non pas parce qu'il se voyait lui-même comme leur chef mais parce qu'il se considérait comme responsable d'eux, et particulièrement de Safera dont il avait soupçonné la fragilité avant tout le monde... S'il avait refusé de partir à la recherche de Valdie avant que Safera n'en prenne la décision, c'était pour protéger Wyntar et pour interdire à Safera de se mettre en péril inutilement ; à présent, il savait sans avoir à le lui demander que Valdie avait toute son approbation pour aller chercher Safera, alors le pragmatisme n'avait plus de place dans ses actions, et il en voulait à Safera de le placer dans une telle situation...
-Tu n'es pas d'accord ? questionna Telin, tranchant comme si le silence de Valdie équivalait à prendre la défense de Safera.
-Non... Et oui, enfin peu importe, je ne veux pas que nous ressortions de là à deux alors que nous y sommes entrés à quatre, encore moins toute seule ; si on peut sauver Safera, et pourquoi pas Voorth tant qu'on y est, on essaye. La question n'est pas de savoir si elle est saine d'esprit ou non ; je ne sais pas toi, mais moi, je ne me voyais pas vraiment passer devant le Bunyip et m'enfuir en l'imaginant déchirée par les dents de cette bestiole (Valdie frissonna à l'idée de la scène qu'elle avait elle-même suggérée, à l'idée du sang se déversant en abondance dans l'eau, à l'idée de la menue jeune femme qu'elle avait si longtemps côtoyée et qui lui avait sauvé la vie transpercée de part en part par les dents du monstre marin, du visage figé en un dernier cri...) pendant que moi, je vais survivre... Ceci dit, j'espère que tu as conscience qu'il y a de fortes chances pour qu'elle soit déjà morte, à l'heure qu'il est ? Même si les Kryshzlas...
-... Les Kryshzlas ont tous abandonné leurs sous-marins. Le seul à être resté doit être ce Général Hassano, tu ne vas quand même pas me dire qu'à eux deux, notre Safera et Voorth ne vont pas venir à bout d'un vieil officier rabougri ?
-D'accord, mais j'espère qu'ils ne vont pas le sous-estimer comme tu sembles le faire, parce qu'un fou, c'est imprévisible, donc dangereux...
-Ça tombe bien, Safera est folle aussi.
-Oui, mais pas dangereuse, excepté pour elle-même... Et pour ceux qui sont suffisamment dingues pour la suivre, naturellement.
Qui est le plus fou des deux, le fou, ou celui qui le suit ? pensa-t-elle, à la fois amusée et effrayée à l'idée que tant d'évènements fonctionnaient exactement sur ce principe...
-Oui, eh bien écoute, on va espérer qu'elle est toujours en vie... Sinon, je rapporterai son corps. Et je tuerai Hassano de mes mains.
Il ne plaisantait pas. En d'autres circonstances, le ton sinistre sur lequel il avait lancé cela aurait un peu effrayé Valdie, sans qu'elle n'en laisse rien paraître, comme d'habitude ; mais en cet instant, c'était presque... rassurant.
-Je te souhaite bonne chance, vu que je ne peux pas vraiment bouger d'ici... Dis, c'est moi ou c'était ces trucs de l'autre côté, les tunnels d'arrimage pour les petits-sous-marins ?
-Je sais bien, assura Telin d'un ton martial. Là, c'est la coursive qui précède le pont de commandement... En tout cas, ça n'en est pas loin. Accroche-toi, ça va secouer.
-Attends, qu'est-ce que tu...
Son souffle se coupa avant qu'elle ne puisse terminer sa phrase ; Telin virait brusquement pour foncer droit vers la paroi de l'épave du sous-marin ! Sans ralentir le moins du monde ! Valdie eut à peine le temps de hurler de terreur tout en se demandant si les désastres récents n'avaient finalement pas eu raison de la santé mentale même de Telin qu'il survint un choc affreux qui sembla faire vaciller la structure de tout le vaisseau ; Valdie craignait ce qu'elle allait découvrir en ouvrant les yeux, qu'elle ne se rappelait d'ailleurs pas avoir fermés, mais le sous-marin éclaireur avait manifestement tenu le coup, il s'était enfoncé à travers la paroi du vaisseau-amiral. L'eau commençait à s'engouffrer dans une coursive métallique qui aurait tout aussi bien pu être celle d'un vaisseau spatial.
-Je reviens dans cinq minutes, informa sobrement Telin avant de se détacher et de bondir vers le couloir.
-Quoi ? Telin, attends ! » l'interpela Valdie, encore sous le choc, sans savoir ce qu'elle aurait à lui dire exactement s'il l'attendait vraiment, mais elle entendait déjà l'écoutille s'ouvrir, et elle sut que rien n'arrêterait Telin.
Mais qu'allait-elle faire, elle, toute seule, blessée, dans ce sous-marin ? Si le Bunyip décidait de prendre un apéritif avant de finir le vaisseau-amiral, que faire ? Elle n'était pas en état de piloter, quelques élancements de douleur intermittents persévéraient à la harceler malgré les remèdes d'urgence des Hynors... Ils mourraient tous ici. Mais lorsque Valdie voulut imaginer ce que pouvaient affronter Safera et Voorth en cet instant même, elle songea qu'elle préférait peut-être mourir que d'être avec eux...
Au fond, elle n'était somme toute pas si mécontente de ne pas pouvoir accompagner Telin, elle ne verrait pas, elle, même si elle saurait sûrement lorsque Telin serait de retour...

Malgré une fatigue croissante, Hassano continuait à la frapper, mais elle ne sentait pratiquement plus la douleur, son esprit renonçait peu à peu à son corps après toute une journée de peurs, d'efforts et de souffrances ; c'était la fin, et elle avait définitivement échoué... Elle allait basculer dans l'inconscience d'une seconde à l'autre, Hassano la tuerait, personne ne pourrait arrêter le Bunyip. Kryshzlas aussi bien qu'Hynors seraient massacrés, le désastre serait complet.
Safera avait pourtant voulu faire de son mieux tout au long de cette aventure, non seulement à travers ses fins mais aussi à travers ses moyens... Mais peut-être qu'au fond, ce n'était pas vraiment de sa faute et qu'elle n'avait pas à se reprocher quoi que ce soit ; n'avait-elle pas déclaré à Sev'unt'alani qu'il ne lui importait pas de réussir à faire ce qu'elle voulait, seulement d'être celle qu'elle voulait être ?
Étrangement, plus elle se sentait se déconnecter progressivement du monde physique, laissant son corps masse inerte entre les mains d'Hassano, plus elle avait l'impression de se sentir mieux... Elle ne s'évanouissait pas, c'était au contraire la réalité qui s'évanouissait sous ses yeux, non, sous sa conscience...
Prends ma main et suis-moi, je vais te libérer...
Pourquoi pas, après tout ? Elle n'avait cessé de poursuivre ses rêves et de se heurter à la réalité de la vie ; à présent qu'ils lui avaient indubitablement échappés, pourquoi les poursuivrait-elle encore dans ce monde ?
Ses paupières s'abattirent à jamais sur ce monde dont elle ne voulait plus, et Safera se retrouva soudain seule avec elle-même, parfaitement seule ; il n'y avait plus de général ni de sous-marin, elle ne les voyait plus, il n'y avait plus de douleur, elle ne la sentait plus...
Elle n'était plus qu'une pensée qui sentait le hululement mélancolique des ténèbres éternelles l'attirer irrésistiblement en une mélodie complexe et surnaturelle, elle allait se plonger toute entière au fond de cet océan noir au fond duquel plus personne ne pourrait jamais la retrouver, elle disparaîtrait sans laisser de traces comme la lumière dans un de ces trous noirs qui parsemaient l'espace... L'Empire de la Paix et de l'Éternité.
Elle ne délirait pas, c'était le monde auquel elle échappait le délire...
Elle avait échoué à la bataille finale, la flamme de l'espoir s'éteignait peu à peu en elle pour la laisser seule dans la nuit ; c'est sans remords qu'elle larguerait les amarres...
Vraiment ?
Son existence s'était-elle vraiment résumée à la traversée d'une tempête de neige qui avait fini par venir à bout de sa résistance pour qu'elle croie la quitter si simplement ? Son esprit vacillait, elle voulait partir une fois pour toutes et laisser derrière elle ce qui lui restait de conscience, mais elle trouva en elle le courage de chercher si elle prenait bien la bonne décision... Non, les choses ne pouvaient pas être aussi simples ; la vie était peut-être la marche au cœur d'une tempête de neige qui finissait tôt ou tard par vous vaincre, mais Safera n'y avait-elle pas trouvé quelques feux pour se réchauffer ? Après tout, il y avait tout de même eu des moments qu'elle avait aimés dans son existence, l'exemple le plus poignant en étant sa découverte d'Hautemer...
… Il y avait surtout eu des gens qu'elle avait aimés, comment pouvait-elle tirer un trait là-dessus?
Réservée ou pas, elle n'avait jamais tenu ses semblables pour des éléments du décor, tout ce qu'elle faisait, ressentait et même était ne prenait sens que parce qu'ils étaient là... Si elle partait maintenant, elle abandonnerait à jamais Telin et Valdie... Ils avaient été quatre, elle, Telin, Valdie et Wyntar, quatre pilotes qui étaient arrivés aussi loin uniquement parce qu'ils avaient pu compter les uns sur les autres jusqu'au bout, c'était avec eux que Safera voulait être ; Wyntar était mort, Telin et Valdie l'étaient peut-être aussi, mais Safera avait le sentiment qu'elle devait tenter l'impossible pour les rejoindre, que sa place était à leurs côtés. Ce qu'ils avaient traversé ensemble sur Hautemer les avait irrémédiablement soudés comme la chaleur soude les métaux...
Cependant, un autre souvenir bondissait déjà vers elle pour la retenir, paraissant ressurgir de si loin que Safera avait l'impression qu'il remontait à une autre vie ; c'était ni plus ni moins que le rappel amer de douce nostalgie de ces trop rares moments qu'elle avait pu passer avec la personne qu'elle aimait, celle sans qui la Galaxie toute entière ne lui serait plus qu'une prison où elle mourrait de solitude... Sev'rance Tann, combien cela faisait-il de temps qu'elle était coupée de Sev'rance Tann, et combien de temps lui paraitrait l'éternité coupée d'elle ? Qu'était-ce que l'éternité elle-même face à l'éternité loin de celle qu'elle aimait ? Pouvait-on faire laps de temps plus long ? Sev'rance et Safera avaient trouvé refuge l'une auprès de l'autre dans la sombre immensité de cette Galaxie, elles avaient incarné l'une pour l'autre joie et réconfort ; Safera ne s'était pas seulement liée à elle et Sev'rance ne s'était pas seulement liée à Safera, Safera était devenue elle et Sev'rance était devenue Safera, elles étaient les deux moitiés d'un même ensemble, toute séparation était un déchirement qui les laissait toutes deux profondément blessées dans le froid et la solitude...
Safera avait aimé Sev'rance, chaque moment passé avec elle avait été comme une parenthèse enchantée dans la réalité de l'existence, elle avait senti son cœur et son esprit tendre de toute leur force vers elle, elle s'était sentie brûler vive à son idée sans même songer à éteindre l'incendie, rien n'avait jamais marqué son esprit et ne le marquerait jamais tant que Sev'rance Tann. Le simple fait de découvrir qu'une femme telle que Sev'rance existait avait allumé une irrésistible flamme d'espoir dans le cœur de Safera, celui de l'avoir à ses côtés lui avait donné la certitude qu'elle pouvait tout affronter sans trembler tant qu'elles seraient ensemble ; plus encore, elle voulait aider Sev'rance de toutes ses forces, la protéger, mais aussi prendre soin d'elle pour lui permettre d'échapper au désespoir qu'elle nourrissait... Safera ne pouvait pas envisager de lui tourner le dos volontairement, elle ne pouvait pas franchir les portes de la mort ; aussi forte que fut l'adversité, une trahison restait toujours une trahison.
Non, elle devait rester ancrée à la vie, elle tenait encore à elle aussi grand que soit son désespoir...
Elle ne devait pas plonger, elle devait rester consciente et essayer de rouvrir les yeux...
Rouvrir les yeux...
Elle pensait sincèrement que c'était ce qu'elle avait à faire, néanmoins elle s'était trop approchée du bord de l'océan noir, elle avait passé trop de temps à fixer son insondable noirceur agenouillée en haut de la falaise ; avant qu'elle n'ait pu faire quoi que ce soit, un tentacule de la bête qui hantait le fond des abysses l'attrapa pour l'entraîner dans les profondeurs de l'inconscience...
Mais aussi loin que puisse l'entraîner le monstre, elle resterait toujours attachée par mille fils invisibles à Sev'rance, à tous ceux qu'elle aimait, à la vie.

Elle ne bougeait plus... Elle ne bougeait plus ! Elle ne bougeait plus.
Ce n'était pas grave en soi, bien sûr... Peut-être même était-ce souhaitable... Il devait reconnaître qu'il n'était plus un jeune homme, après tout, et il était grand temps que la meilleure des choses prenne fin... Les bonnes choses étaient des choses finies, on n'en profitait peut-être plus, mais c'était leur fin qui dévoilait leur sens, leur bonté ou leur nocivité... Au fond, un être se définissait essentiellement par sa fin.
Cependant, cependant... Ce visage ensanglanté et couvert d'ecchymoses, incarnation même de la souffrance que Hassano pouvait infliger et de sa victoire, ce visage avait pris une apparence surprenante... Ses traits... Ses traits affichaient une expression étrange, pas vraiment un abandon, mais pas non plus la volonté de lutte que Hassano aurait attendu de l'une de ses victimes, en tout cas, songea-t-il, la respiration haletante... La sérénité, Hassano connaissait ce mot, était-ce cela qu'il lisait sur son visage ? Peut-être... Une étrange foi qui la faisait paraître gagnante même dans l'inconscience ou la mort, sans lui donner la plus petite touche d'arrogance ou de naïveté pour autant... Une foi en quoi ? En les évènements, en sa propre valeur, en autre chose encore ?
À la réflexion, c'était la deuxième solution qui convenait le mieux à Hassano... Oui... Il ne savait pas si elle était morte, mais la Chiss savait qu'aussi grand que soit son échec, elle resterait pure de toute volonté de faire le mal, elle aurait refusé jusqu'au bout la lâcheté et la violence en venant ici essayer de le combattre...
Oui, c'était même encore mieux ainsi... Ainsi, ils étaient tous les deux gagnants, chacun à sa façon... Lui avait triomphé à la façon martiale, il avait combattu vaillamment pour imposer sa volonté et il y était parvenu, il savourait à présent son triomphe, épuisé mais glorieux ; elle, elle avait triomphé dans ses principes, elle avait incarné la perfection, elle était à présent vainqueur, détruite mais glorieuse... Parfaite... Or, la perfection devait avoir une fin, oui, tout s'enchaînait... Hassano lui avait donné sa fin...
Ou il allait le faire...
Mais finalement, ne lui avait-il pas aussi donné la victoire, puisque son destin était d'être finie, immobile à jamais, pour être parfaite ? Et puisque c'était lui qui la lui avait donnée sans s'en rendre compte, puisqu'elle la lui avait arrachée, cette victoire ne devait-elle donc pas nécessairement être plus grande que la sienne ?
C'est qu'il devait concéder un immense respect pour cette jeune femme... Malgré la torture psychique des Ômus, malgré la menace imminente du Bunyip qui décimait la flotte et malgré sa chute, elle avait persévéré dans son entreprise folle... Folle ? Oui, les autres devaient dire qu'elle était folle... Elle devait être de la même sorte d'êtres que lui pour avoir fait tout cela, de ceux qui étaient suffisamment forts pour se détacher de toutes les règles que leur dictait le monde réel ! Et plutôt que de briser leurs entreprises pour leur imposer sa dure vérité, c'était au contraire le monde réel qui se pliait à leurs nouvelles règles !
Ah... S'il en était ainsi, il voulait bien être le vaincu et le serviteur de cette Chiss !
Il reposa délicatement son petit corps sur le sol et se tourna vers la verrière ; la gueule démesurée et les yeux féroces du Bunyip en personne étaient là, qui l'observaient tranquillement... La bête attendait-elle la fin du combat ?
Oui, les choses apparaissaient très clairement à Hassano, à présent... Il allait donner sa fin à la petite femelle Chiss, il serait son serviteur, celui qui l'élèverait à la supériorité en la tuant si elle n'était pas déjà morte, puis le Bunyip, le monstre créé par les Ômus qu'il était destiné à combattre, le tuerait, et Hassano accèderait ainsi à son tour à la gloire immortelle... Le Bunyip, l'abominable Bunyip esclave des tyrans, serait le seul véritable perdant de la bataille suprême de la Galaxie, celle qui s'élevait au-dessus des réalités matérielles ! Oui, Hassano voyait à présent comment il vaincrait les Ômus et comment la femelle Chiss l'avait vaincu !
Elle était venue ici pour lui montrer la vraie voie !
Il se retourna et saisit à nouveau son adversaire ; elle respirait toujours, elle n'était qu'évanouie. Bien, le Bunyip attendait sûrement qu'il l'ait tuée pour remplir sa mission ? L'idéal serait sûrement qu'elle souffre davantage encore avant de mourir, cela ne ferait que la glorifier d'autant, reprendre la pluie de coups serait donc la meilleure solution... Mais elle n'avait manifestement plus la force de rester consciente devant lui... Une fin soudaine, alors, qui symboliserait mieux le choc subi par l'univers en perdant une si noble représentante ? Un éclair de blaster qui transpercerait sa poitrine, la lame dont elle avait voulu se servir contre lui qui trancherait sa fine gorge avec un respect infini ?
Oui... Il procéderait ainsi... Il tendit sa main vers le poignard qu'elle avait ramassé avant qu'il ne la force à lâcher prise.
Tout de même... Hassano se surprit à penser qu'il y avait dans cette vie à laquelle il allait mettre fin quelque chose de... de beau. De beau, oui, c'était bien ce mot, mais pas au sens où Hassano l'entendait ces derniers temps ; la Chiss n'était pas belle comme pouvait l'être le triomphe ensanglanté d'une bataille, les hommes morts sans comprendre pourquoi comme les officiers sur le pont ou même le Bunyip qui à un moment ou à un autre transpercerait sa chair de ses dents... Elle n'était même pas si belle au sens où l'entendaient les êtres à la volonté limitée, du moins selon les critères Lanshruls, pour autant que le sache Hassano ; ses traits étaient étrangement taillés, une réelle douceur finement dissimulée derrière un aspect plus sec, il se dégageait d'elle quelque chose de mystérieux, d'à la fois attirant et inquiétant, si bien que s'il était clair qu'elle n'était pas laide, on avait cependant du mal à dire si elle était belle ou non. C'était juste que... C'était juste que cette femme qui avait été jusqu'à se jeter elle-même du haut du pont de commandement pour lui, à laquelle il avait fait tant de mal, qui reposait à présent sur le pont, inconsciente, présentait un tel air de vulnérabilité... Ce visage maltraité qui n'affichait pourtant ni peur ni haine, attendant courageusement la mort... La scène présentait un charme certain, peut-être même plus encore que le massacre perpétré par le Bunyip au-dehors...
C'était idiot... Et pourtant, il n'osait frapper...
Allons, il devait se reprendre, sans quoi il allait finir comme ces pauvres imbéciles d'Hynors ; il devait comprendre que cela n'en rendrait son acte que meilleur... Pour lui, ce serait un sacrifice personnel qui montrerait sa grande force de volonté ; pour elle, cela rendrait sa mort plus injuste, donc sa vertu plus grande... Oui, il allait le faire, à la réflexion ; il tendit la main...
Elle rouvrit les yeux, le paralysant de son regard rouge du sang qu'il avait fait couler.

Ça y est, elle se sentait remonter à la surface, elle reprenait connaissance... Elle était sûre qu'elle avait fini par basculer dans l'inconscience malgré ses efforts, combien de temps cela avait-il duré ? Et que se passait-il, à présent ?
En tout cas, elle était toujours vivante ; elle sentait son corps, dans un état affligeant mais pas autant qu'elle ne l'aurait craint, elle sentait l'air qui emplissait ses poumons, elle sentait le sol sous ses jambes allongées... Elle ne sentait plus de coups, mais elle sentait un bras qui la retenait.
Elle résista à son premier réflexe qui aurait été d'ouvrir les yeux pour voir ce qu'il se passait, peut-être la croyait-on morte après tout, et se mit à subtilement passer sa main douloureuse sur le sol... Voyons, si elle se trouvait toujours à l'endroit où elle s'était évanouie... Oui, elle sentait un objet métallique, elle allait parier sur le fait qu'il s'agissait bien du poignard...
Alors elle rouvrit soudain les yeux ; le spectacle qu'elle découvrit la stupéfia. C'était Hasssano qui la tenait avec une douceur déconcertante, elle voyait son masque blanc de mort qui l'observait, insondable... Elle le sentit sursauter et s'agiter de tremblements, n'ayant manifestement pas envisagé qu'elle continuerait à nager même une fois tombée dans l'océan noir...
Safera tressaillit à son tour, agitée d'un doute soudain ; et si Hassano était tout simplement revenu à la raison, et s'il avait regretté de s'être ainsi abandonné à sa folie meurtrière en voyant l'état dans lequel il l'avait mise ?
Elle ne pouvait pas prendre le risque de ne pas profiter de sa surprise, calcula-t-elle à une vitesse impressionnante, mais elle pouvait encore moins prendre celui de tuer un homme revenu à la raison ; elle rassembla ses dernières forces pour vite se saisir du poignard et, d'un mouvement fluide, en frappa le bras d'Hassano, pétrifié... Il sortit de sa torpeur et recula précipitamment avec un cri de douleur alors que la lame de Safera déchirait son armure puis sa peau, mais c'était trop tard ; avec l'énergie de l'espoir renaissant, Safera ramassait ses muscles épuisés et ses os endommagés pour se relever... Confus, mystérieusement rattrapé par la fatigue qui l'avait épargné jusque-là, Hassano entreprit tout de même de plaquer Safera, mais il ne put empêcher la jeune femme de frapper une seconde fois, à l'épaule cette fois ; elle prit le temps de bien enfoncer la lame, le sang commença à couler sur l'armure blanche noircie d'impacts du Général...
Hassano eut encore le réflexe de se retirer malgré la douleur, mais il ne faisait que conforter son adversaire, qui ramassait déjà l'un des fusils-blasters ; le Général était à des années-lumières de la fureur démoniaque qui semblait en faire un ennemi si redoutable précédemment, comme paralysé par le choc de voir Safera toujours combative malgré toute la violence qu'il avait déployé contre elle, rattrapé par l'âge et l'épuisement... À présent, il reculait à la hâte, apparemment incapable de savoir quoi faire, comme si Safera avait été une divinité invincible plutôt qu'une pilote Chiss qu'il avait déjà vaincu par deux fois, comme s'il ne voulait finalement plus l'affronter...
Safera ignorait la raison de ce comportement, mais elle n'avait malheureusement plus aucun doute sur le fait que le Général ne cherchait aucunement à se racheter ; le devoir de Safera coulait de source... Elle tenait difficilement le fusil, la douleur lui arrivait de partout à la fois ; pourtant, elle parvint à contraindre ses bras et ses yeux à viser Hassano, et elle tira... Raté, elle était décidément dans un sale état... Elle décocha deux nouvelles salves ; cette fois, elle n'atteignit certes pas la zone endommagée de l'armure, mais son tir frappa Hassano au ventre, lui arrachant un cri, et le renversa... Safera le vit tomber tel un pantin désarticulé par-dessus le bord du pont de commandement, exactement de la même façon qu'elle-même s'était volontairement jetée dans le vide précédemment... Il y disparut tout entier.
Vibrante d'espoir et de crainte, Safera se pencha par-dessus pour voir ce que devenait son adversaire... Il était toujours au sol, du sang coulant de sa blessure, son armure blanche pleine d'impacts noircis, des râles de douleurs seuls indiquant qu'il était toujours en vie.
Safera reposa le lourd fusil, prit lentement le temps d'attirer l'air à elle et de le laisser repartir... Hassano était enfin hors d'état de nuire, c'était fini... Elle n'avait même pas eu à le tuer... Plein de haine, assoiffé de sang, il avait trouvé l'énergie pour la vaincre, il aurait pu la tuer ; pourtant, c'était elle qui avait finalement triomphé, parce que sa résolution n'avait pas faibli un instant, parce que même tombée au fond du désespoir, elle avait trouvé en elle les ressources pour continuer à combattre... Ni les tirs de blaster, ni sa chute, ni la cruauté d'Hassano n'auraient eu raison d'elle. Safera eut une triste pensée pour Voorth, tombé par pure malchance...
Elle ne put se retenir de frissonner de la tête aux pieds en reportant son regard vers la verrière... Les yeux jaunes du Bunyip l'observaient, sa gueule interminable qui avait tant tué aujourd'hui semblant dessiner une sorte de sourire... Il demeurait là, figé, comme si le duel des deux petits êtres l'avait passionné au point qu'il n'avait pas voulu l'interrompre... Allons, il était grand temps de contacter les Ômus, il était grand temps pour Safera de découvrir que tout ce qu'elle avait subi n'avait aucun sens ; mais après tout, qu'est-ce qui en avait un ?
De toute façon, tuer Hassano ou s'enfuir maintenant ne donnerait pas plus de sens à ce que le général Kryshzla lui avait fait endurer ; Safera n'éprouvait strictement aucun désir de vengeance, elle voulait simplement que tout cela cesse. La seule revanche qu'elle voulait prendre pour ce qu'elle et tant d'autres avaient perdu dans la guerre, c'était sur la guerre elle-même qu'elle la voulait.
Alors Safera se contenta de balayer le pont du regard, laissant son fusil-blaster au sol ; Hassano devait bien avoir un moyen de contacter les Ômus par lui-même, puisque Safera avait entendu sa voix dans sa tête juste après celle des Ômus... Oui, une Vooltherga était bien captive du sous-marin Kryshzla, en contrebas sur la droite, son doux éclat jetant des lueurs surnaturelles, aurore boréale au milieu de la sèche brutalité de l'acier et de la lumière artificielle... Safera supposa qu'elle était tombée là pendant les assauts du Bunyip... Elle descendit calmement, de l'autre côté d'Hassano, et ramassa la petite sphère lumineuse. Elle se sentit rassurée lorsque son esprit enregistra le contact de l'autre psyché à son service, rassurée par le souvenir de Fayg, rassurée de s'éloigner du monde des Kryshzlas... Mais elle avait à faire quelque chose qui lui tenait à cœur ; la Vooltherga ne semblait pas comprendre, elle lui disait qu'elle était isolée de ses sœurs, mais Safera lui martela tout de même ses pensées qu'elle murmurait à voix haute.
« Seigneurs des Abysses... Le Général Hassano, le détraqué qui a mené les Kryshzlas dans cette folie, l'homme qui a manqué de vous tuer, n'est plus une menace ; à présent, il est sans défense pour répondre de ses crimes, et il reste ici de pauvres gens qui ne demandent qu'à repartir... Arrêtez le Bunyip, s'il vous plait, cessez de faire couler le sang en vain ! Soyez ce que vous voudriez que nous soyons, laissez la vie et la paix reprendre leur cours sur Hautemer ! »
Safera se demanda un instant si son intervention n'avait pas été vaine, mais elle entendit gronder une voix puissante dans son esprit à travers la Vooltherga, comme une avalanche mentale qui s'abattait sur elle...
« Vous n'auriez jamais dû venir ici, Hess'afer'ajaldo, et vos compagnons non plus ! Vous avez fait preuve d'un grand courage en allant maîtriser vous-même Hassano, mais c'est tout ce que vous pouvez faire ; nous avons retenu le Bunyip par respect pour votre tentative ; je n'aurais jamais cru que nous concéderions un jour un tel effort pour sauver un être pensant originaire d'un autre monde, mais j'ai convaincu mes frères que vous le méritiez. Alors profitez-en ! Votre compagnon Bras'teli'nuruodo vient vers vous avec l'espoir de vous sauver, ne soyez pas stupide et suivez-le ! Rien ne peut sauver le Général Hassano des dents du Bunyip, rien ne pourra empêcher notre gardien d'achever sa mission. Fuyez, maintenant, vous l'avez mérité. »
Safera soupira... Au fond, elle aurait aimé pouvoir simplement tourner les talons et repartir avec Telin, puisqu'il était toujours en vie... Mais elle ne pouvait se satisfaire de ce que lui proposait Wogorn, pas après avoir vu tous ces Kryshzlas et ces Hynors massacrés de façon si absurde, pas après avoir vu tomber Wyntar ; l'attitude des Ômus était décevante au possible, Safera en aurait attendu bien plus des souverains d'Hautemer, mais elle ne cherchait pas à en vouloir à qui que ce soit, elle voulait seulement que le cauchemar cesse.
« Je regrette... mais je refuse. Pourquoi devrais-je mourir si je reste ici ? Pourquoi devrais-je vivre si je m'enfuis alors que tant d'autres vont mourir ? Vous qui prônez la paix et l'harmonie entre les êtres qui vivent sur Hautemer, comment pouvez-vous être prêts à me tuer et à tuer tous ceux qui sont encore ici simplement par soif de vengeance envers le seul homme qui a déclenché tout cela ? Hassano est l'unique responsable. Sondez mon cœur et mon esprit à nouveau si vous le voulez, je vous met au défi d'y trouver la plus infime trace d'intention belliqueuse ou égoïste. Je vous le répète, arrêtez le Bunyip, renvoyez-le là d'où il n'aurait jamais dû sortir... »
« Vous ne comprenez pas, Chiss... Il ne s'agit pas de nous, plus maintenant. Le Bunyip a sa volonté propre, et il ne s'arrête pas. Nous pouvons lui demander de s'interrompre un moment, tout au plus... Vous devez comprendre qu'il ne fallait pas que les Zortscha puissent le retourner contre nous... Hassano nous a forcé à faire appel à lui. Maintenant, aussi horrible que cela puisse vous paraître, il n'y a plus d'espoir pour la plupart de ceux qui ont suivi Hassano, que ce soit pour lui obéir ou pour l'arrêter ; alors, si vous ne devez fuir qu'une seule fois dans votre vie, fuyez maintenant ! »
Safera avait l'impression de s'enfoncer dans le cauchemar en écoutant l'Ômu, mais à la vitesse où elle sombrait, lourde de déception et de révolte contre la logique implacable qui semblait régir l'univers tout entier, elle se sentait prête à plonger d'elle-même vers le fond...
« Non, je ne fuirai pas. Ce serait trop facile ; vous me sauvez, moi, parce que vous savez qui je suis et que je mérite de vivre selon votre jugement, tandis que vous laissez périr des milliers d'inconnus qui n'ont pourtant pas demandé non plus à se retrouver pris entre votre fureur et la folie d'Hassano ? Combien sont-ils, là-dehors, pour lesquels je suis le dernier espoir face à une fin sanglante au fond des océans ? Pouvez-vous les compter ? Si je ne peux pas les sauver, si vous ne le pouvez pas non plus ou que vous ne le voulez pas malgré tout ce que j'ai affronté aujourd'hui pour éviter que la mort et la destruction ne dévastent Hautemer, alors j'aime mieux mourir avec eux. »
« Safera, non ! Nous ne pouvons davantage retenir le Bunyip ; partez, ou mourez ! »
Cependant, Safera n'écoutait déjà plus ; la Vooltherga brillant toujours au creux de sa main, elle reporta son attention sur la réalité matérielle et commença à remonter sur le pont de commandement...
« Chiss ! l'appelait la voix d'Hassano, qu'elle entendait pour la première fois, en Sy Bisti. Arrêtez-le ! Vous êtes la vraie... la véritable chance d'Hautemer... contre la tyrannie des Ômus... La perfection... revenue pour me sauver... sauver les miens ! Sauver de l'erreur ! Arrêtez le Bunyip, arrêtez ce monstre !
Safera gravit le dernier barreau de l'échelle et posa le pied à nouveau sur le pont de commandement... Elle ramassa l'un des fusils-blasters. La bête tapie au fond des mers emplissait toujours la verrière de sa sombre peau écailleuse, elle ouvrait même son immense gueule pleine de crocs ensanglantés pour pousser ce que Safera devinait être un formidable rugissement sous-marin, sonnant l'heure des fous qui osaient encore la braver...
-Chiss ! appela encore Hassano.
La jeune femme tourna son regard vers le Kryshzla, qui s'évertuait à remonter l'échelle de l'autre côté malgré ses blessures... Ils formaient un bien triste spectacle, tous les deux, brisés par leur duel absurde, attendant d'être broyés par le saurien géant avec ce qui restait du sous-marin...
-Si je réussis à stopper cette créature, Hassano, ce ne sera pas avec des missiles, des sous-marins de guerre ni aucune arme d'aucune sorte, rétorqua-t-elle, méprisante.
Rien n'avait changé visuellement, et pourtant, tout prenait soudain un aspect fantomatique autour de Safera... Le métal sous ses pas, la grande verrière, l'éclairage minimal du pont, le Général Hassano qui l'observait d'un air désespéré, les consoles, tout cela cesserait d'exister d'un instant à l'autre, Safera elle-même ne serait plus... Cela irait peut-être si vite qu'elle ne se rendrait compte de rien avant d'être passée de l'autre côté...
Tout cela était voué à disparaître un jour ou l'autre, de toute façon, elle comprise, car ce n'était que chair et acier ; l'espoir et l'amour, la haine et le désespoir, les idées, cela paraissait au-dessus de cette matière brute, dans un monde à part...
Ce monde immatériel était tout ce qui importait à Safera... Elle avait fait la promesse au Commandant Saur Thar qu'elle arrêterait Hassano et sauverait les Kryshzlas, elle s'était surtout fait la promesse à elle-même de toujours lutter pour aider tous ceux qui avaient besoin d'elle, sans compromis possible ; s'il le fallait, le reste devrait disparaître sur le champ... Même face aux Ômus et à leur monstrueuse création, même face aux Seigneurs des Abysses qui incarnaient toute puissance et justice dans ce monde, elle ne céderait pas ; ils devraient choisir entre leur terrifiante créature et elle... Sev'rance aurait compris, elle était peut-être la seule personne dans cet univers à pouvoir comprendre ; Safera mourait d'envie de la revoir, mais elle voulait surtout se sentir digne d'elle. Une nouvelle voix s'éleva du couloir qui précédait le pont de commandement ; Safera sentit son cœur bondir de soulagement en l'entendant, mais elle ne s'arrêta pas, ne se retourna pas. Elle continua à s'avancer sur le pont, vers la verrière, le vent froid de la mort sifflant à ses oreilles...
-Safera, non ! Qu'est-ce que tu...
Il était trop tard, Safera le savait ; elle regrettait simplement que Telin se trouve ainsi condamné avec elle, tout en se réjouissant paradoxalement de l'avoir à ses côtés en ces ultimes instants... Avec un fracas épouvantable, la gueule du Bunyip se referma devant la verrière, juste devant, les dents démesurées s'abattirent sur l'épave, déchirant les ponts, faisant résonner un nouveau concert d'alarmes ; la verrière montrait clairement le morceau de ce qui avait été un colosse d'acier impitoyablement broyé dans la gueule du Bunyip, un éclat sadique semblant luire dans les yeux du monstre, ce serait le tour des derniers occupants vivants du sous-marin dans deux minutes au plus tard, ils ne pouvaient plus fuir... Un concert de cris incohérents émanait maintenant d'Hassano, semblant tour à tour hurlements de terreur et éclats de rire... Péniblement portée par ses jambes, tremblante, Safera continuait néanmoins à s'avancer vers la verrière avec les yeux brillants de celle qui brûle ses dernières forces.

« Safera, reviens, tu ne vois pas que ça ne sert à rien ? appela désespérément Telin, hurlant pour se faire entendre par-dessus les multiples alarmes. Nous sommes tous morts ! Comment peux-tu croire que...
-Tais-toi, Telin. Tant pis pour ce que je vois, il suffit de croire pour vivre.
-Tu es folle ! »
À peine ces mots étaient-ils sortis de la bouche de Telin qu'il les regretta amèrement, la jeune femme allait mourir, et lui aussi, d'ailleurs... Elle avait presque atteint la verrière lorsqu'elle se retourna enfin vers lui ; Telin se figea devant son visage dévasté par les coups... Il ne pouvait pas voir un compagnon d'armes dans cet état, surtout pas une jeune femme, et surtout pas Safera... Leurs regards se croisèrent, sa peur et son désespoir rencontrant la résolution glacée de Safera... Une résolution qui n'avait rien de naturelle, à vrai dire, elle semblait en cet instant une possédée, et Telin eut soudain presque aussi peur d'elle que pour elle...
Cela dura une fraction de seconde.
Safera se tourna vers la verrière pour faire face au Bunyip, et la mitrailla assidument à l'aide son fusil-blaster. Impuissant, Telin vit les éclairs rouges jaillir instantanément du canon pour aller frapper la verrière... La partie visée vola en éclat, déclenchant le hurlement mécaniquement strident d'une alarme supplémentaire, et l'eau se mit à déferler sur Safera avant de s'engouffrer sur le pont...
Malgré lui, Telin cria. Ils étaient perdus, la fin atroce qu'ils poursuivaient si ardemment depuis leur malheureuse entrée dans l'espace d'Hautemer serait sur eux d'un instant à l'autre, elle glissait sur le pont vers lui ! Sans bien savoir ce qu'il allait faire, l'officier Chiss accourut vers Safera, mais celle-ci glissait déjà son petit corps à travers la brèche qu'elle venait elle-même de créer, luttant contre le courant... Elle y passa toute entière, seules ses mains agrippées la retenaient encore au vaisseau Kryshzla, seule dans les eaux noires devant le Bunyip.
« Safera ! »
Dehors, Telin pouvait maintenant entendre le rugissement du Bunyip, le monstre marin se jetait la gueule grande ouverte sur le pont de commandement, le détail de chacune de ses dents devenait visible...
Telin ne put soudain plus bouger, ne put plus parler ni respirer... Il aurait voulu hurler, il aurait voulu prendre ses jambes à son cou, mais il ne le pouvait pas, la mort avait fixé son regard avidement vide sur le sien, elle avait saisi son cœur de sa main froide qui ne lâchait jamais rien... Plus rien n'existait face à l'effroyable promesse du vide absolu... Telin réalisa qu'il n'était qu'un pantin de chair au même titre que tous ces guerriers Hynors qui étaient déjà passés sous les crocs du Bunyip, son subconscient avait cru jusqu'au bout qu'il était différent d'eux, que lui, il échapperait au massacre, qu'il était plus qu'un numéro dans le bilan d'une catastrophe... Plus qu'un corps qui serait tôt ou tard réduit en charpie par le Bunyip...
L'eau montait peu à peu sur lui, inondant lentement le pont...
Debout sous l'eau face à la bête, une Vooltherga verdoyante luisant au creux de sa main, l'espoir et la douceur débordant de son visage ravagé, Safera faisait face au pire des monstres d'Hautemer.

Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle faisait. Pas du tout, même.
Mais elle savait qu'elle devait le faire.
L'eau l'emprisonnait de toute part, à présent, faisant flotter ses cheveux noirs et la contraignant à interrompre sa respiration ; si elle ne s'accrochait pas à la verrière du sous-marin, elle se laisserait entraîner vers la gueule monstrueuse, vers ces gigantesques yeux reptiliens qui la contemplaient avec stupéfaction...
« TUEZ-MOI ! pensa hargneusement Safera à l'attention de la Vooltherga, et elle ne put empêcher sa bouche de se remplir de liquide en essayant par réflexe d'émettre les sons correspondants. Allez-y, je ne bougerai pas d'ici, je mourrai avec les autres ! »
La plus primitive et la plus puissante des alarmes vrillait l'esprit de Safera pour lui hurler qu'elle ne pouvait pas rester là, elle avait besoin d'air, elle n'était pas un être de l'eau qu'elle le veuille ou non, elle allait mourir ! Il lui fallait de l'air, sa conscience vacillait à nouveau ! Ses jambes auraient voulu se mouvoir toutes seules pour la porter en lieu sûr...
Pourtant, Safera tint bon, elle domina terreur et instinct de conservation pour demeurer fermement accrochée au sous-marin, toute entière immergée, faisant face à un monstre dont les dimensions ridiculisaient celles des Pashagas... En cet instant, Safera sentit monter en elle la certitude que rien ne l'arrêtait, elle pouvait surmonter les pires des peurs... Si elle pouvait braver un monstre marin déchaîné, si elle pouvait renoncer à l'air qui lui donnait la vie, que lui restait-il à redouter ?
C'est que le soleil brillait toujours au fond des mers, quelque part à l'abri de sa poitrine, sa chaleur réchauffait son cœur dans l'eau glaciale, sa lumière illuminait son esprit malgré la menace de l'inconscience la plus noire, semblait même pouvoir remplacer l'oxygène dans ses poumons...
Prends ma main et suis-moi, je vais te libérer...
Safera réalisa que sa volonté ne faisait pas tout, ce n'étaient pas des objectifs qu'elle s'était elle-même conçus qui lui donnaient la force de tenir, car ce que l'on concevait soi-même, on en connaissait les failles et on pouvait le vaincre... Bien sûr, Safera voulait sauver les guerriers Hynors et Kryshzlas d'une fin atroce, elle voulait que la paix et l'harmonie soient enfin plus que des vues de l'esprit, elle voulait être digne d'estime à ses propres yeux, elle voulait faire preuve d'autant de détermination que Sev'rance... Mais cela ne suffisait pas, pas pour courir avec un tel entrain au plus près des falaises qui surplombaient l'océan de la mort... Ce qui animait réellement Safera, c'était le refus de céder face aux lois de la violence quelle que soit la dureté avec laquelle on voulait les lui imposer ; elle voulait se libérer du monde pour ne plus suivre que ses propres principes, quels qu'ils soient, elle l'avait toujours voulu, et c'était de ce désir incontrôlable qu'elle avait toujours tiré la force d'aller contre tout pragmatisme, contre toute logique, jusqu'à atteindre ce point culminant... Elle se sentait prisonnière du monde, de ses gens si sûrs d'eux qui la mettaient si mal à l'aise, de ses circonstances qui voulaient sans cesse la pousser au pire... Elle voulait refuser ses lois, se libérer de toute violence et de toute lâcheté.
Le docteur Iblir Fayg-Eka avait raison, personne n'était entièrement rationnel ; Safera était ainsi, elle pouvait casser mais pas plier.
À présent, arrivée au bout de son combat sur Hautemer, elle refusait de plier une dernière fois, et elle allait casser pour de bon, rien ne saurait plus la réparer, nul ne pourrait retrouver son âme dans ce qui subsisterait d'elle...
Les tentacules de l'inconscience surgissaient à nouveau de l'océan noir pour l'attraper voracement, les alarmes qui montaient de son cœur et de ses poumons s'assourdissaient alors que s'abattait sur elles le mur de l'inéluctable... Elle voulut pousser un dernier cri pour signifier son refus de céder aux Ômus avant de s'évanouir, pour qu'ils n'oublient jamais qu'elle mourrait à cause d'eux s'ils se refusaient à arrêter leur monstre d'une façon ou d'une autre...
« Venez me tuez ! adressa-t-elle de nouveau au contact psychique ténu de la Vooltherga. Venez, qu'attendez-vous ! Ne voyez-vous pas que je suis sans défense, ne voyez-vous pas que je ne cherche pas à me dérober ? Assassinez-moi comme vous avez assassiné tous les autres pour vous venger d'HASSANO, faites vite ou je serai morte avant ! »
Safera eut l'impression que son âme s'envolait d'allégresse à mesure qu'elle clamait cette ultime provocation... Pourquoi son instinct voulait-il absolument avoir peur ? Tout était parfait, en réalité ! Un ultime défi à l'encontre des Ômus, la proclamation que non, la lâcheté et le cynisme n'étaient pas les seules voies possibles, et elle mourrait en défendant un homme plus coupable qu'aucun autre de ceux qu'elle avait rencontrés au cours de son existence ! Défiant seule une véritable machine de guerre vivante !
N'était-ce pas la fin qu'elle avait toujours poursuivie inconsciemment, au fond d'elle-même ?
Vulnérable ou non, celui qui n'avait plus peur de la mort était invincible.
Pour appuyer ses propos, Safera leva son poing, serrant la Vooltherga comme si elle tenait le soleil au creux de sa main... Elle n'était plus retenue que par une seule main, elle allait basculer à nouveau dans les ténèbres, son champ de vision se brouillait...
Le Bunyip restait immobile, comme une affreuse statue au fond de l'océan, fixant de ses immenses yeux reptiliens la minuscule créature qui prétendait lui résister comme s'il se demandait s'il ne s'agissait pas d'une mauvaise plaisanterie... Il ouvrit grand sa gueule qui aurait pu croquer le pont de commandement à elle seule et cette fois, Safera put entendre sous l'eau son rugissement, grave, profond, puissant...
Toutefois, Safera ne bougeait toujours pas, et chaque seconde qui passait renforçait sa détermination à aller jusqu'au bout de ce qu'il fallait bien appeler un suicide...
Elle avait l'impression que... Était-ce une hallucination due au manque d'oxygène ? Elle avait l'impression de voir de nouvelles silhouettes se joindre au Bunyip, des masses imposantes dont les tentacules se mouvaient avec une sorte de sombre grâce dans la faible lumière du champ de bataille... Elles étaient neuf. Elle s'emplit d'une satisfaction de désespérée en comprenant que les Ômus en personne venaient assister à sa mort...
« C'est inutile, Safera, parfaitement inutile... Ayez au moins l'intelligence de mourir dans l'air, votre milieu natal, avec votre compagnon et le criminel que vous essayez de sauver, entre autres... Voulez-vous rester à jamais la prisonnière de l'océan ? Cela ne vous suffit pas de mourir pour rien ? »
La pensée des Ômus traversait à toute vitesse l'esprit de la mourante...
À nouveau, le Bunyip rugit, découvrant une fois de plus ses dents gigantesques... Mais c'était vain, parfaitement vain... Safera sentit ses mains relâcher leur pression sur le sous-marin et la Vooltherga, elle se sentit perdre connaissance, mais elle ne céda pas, la jeune femme sans défense et pourtant vaillante resta jusqu'au bout sous les yeux du Bunyip et des Ômus, s'interposant entre leur soif de sang et les petits êtres vulnérables qui vivaient encore, s'effondrant peu à peu alors que son cerveau agonisait faute d'oxygène...
Impuissante, la bête rugit une dernière fois, de frustration plus que de rage sembla-t-il, et détourna majestueusement son phénoménal corps de machine à tuer.
Asphyxiée, Safera était tombée.
Une lueur verte d'espoir brillait toujours en son poing.

Subjugué, Hassano avait totalement oublié sa blessure à l'épaule, dont le sang continuait pourtant à s'écouler avec une inquiétante abondance... Sans arme ni haine ni violence, une petite jeune femme Chiss qui tenait à peine debout s'interposait entre eux et le fléau des Ômus, seule sous l'eau, sur le point de mourir noyée...
Il y avait là pour le Général quelque chose d'inconcevable... Que lui avait-elle dit, déjà ? « Si je réussis à stopper cette créature, ce ne sera pas avec des missiles, des sous-marins de guerre ni aucune arme d'aucune sorte»...
L'autre Chiss la regardait, tétanisé, et il paraissait ne plus voir qu'elle, comme si elle était plus impressionnante encore que le Bunyip qui suspendait brusquement son assaut, plus que les Ômus qui venaient eux-mêmes reconnaître leur impuissance face au courage d'une seule personne... Et tout à coup, lorsque la jeune femme s'effondra, une barrière sembla casser dans l'esprit du Chiss ; Hassano le vit plonger à son tour tout entier sous l'eau, saisir les bras de l'héroïque jeune femme et la ramener hâtivement vers l'intérieur du sous-marin, là où l'air pourrait à nouveau lui insuffler la vie...
Ses gestes avaient la brusquerie désespérée qu'un homme réserve à ceux qui lui resteront chers quoi qu'il arrive.
Hassano réalisa brutalement qu'il se trouvait maintenant à proximité d'une console, et il eut la sublime vision des derniers missiles jaillissant du sous-marin pour réduire à néant les Ômus pendant que tout le monde pensait que la désastreuse bataille était finie... Puisqu'ils avaient l'imprudence de s'approcher ainsi de lui... Il approcha sa main des boutons...
Le Chiss était en train de ranimer sa camarade, dont l'air pénétrait à nouveau les poumons... Une fois de plus, elle avait foncé droit sur la mort, et la mort avait fui loin d'elle... Elle avait triomphé de tout, même des Ômus, elle était parfaite, une perle...
Celui qui la détruirait maintenant serait un monstre, sans respect ni crainte de quoi que ce soit, l'incarnation écrasante de l'injustice et de la violence, un être définitivement au-dessus de toute raison, de tout sentiment...
Un être qui n'aurait pas à s'en vouloir de n'avoir pu ni même essayé d'incarner la perfection...
Décidé, Hassano fit l'effort d'appuyer sur quelques touches. Le blindage tomba brusquement sur la partie endommagée de la verrière, mettant un terme à l'inondation.
Le Chiss se détourna de son amie et le fixa quelques secondes, stupéfait.
« Merci. » articula-t-il en Sy Bisti.
Les missiles n'étaient plus fonctionnels sur un sous-marin cassé en quatre, de toute façon.

On la secouait, on la retenait au monde de la vie... Mais cette fois, l'idée de reprendre conscience ne lui inspirait plus la moindre crainte.
« … Mais t'es complètement cinglée ! Qu'est-ce que tu croyais faire, tu... fulminait la voix de Telin.
Safera était exténuée, mais cela n'avait aucune importance. Tout était fini, et elle avait triomphé, d'elle-même comme des Ômus... Une fois de plus, elle rouvrit les yeux, tout en recrachant de l'eau salée. Elle était trempée, trempée mais entourée d'air, loin de l'oppression de l'eau... Telin la tenait en tremblant.
-Laisse tomber, reprit Telin, abattu. Oublie ce que je viens de dire. Tu as essayé... C'était ton droit, même si je ne comprendrai jamais. On va mourir ensemble, c'est...
Safera laissa un sourire insouciant se dessiner de lui-même sur ses lèvres...
-Telin... Regarde la verrière.
L'officier Chiss se figea brusquement, le souffle coupé... Safera sentit poindre en elle une joie un peu coupable en comprenant qu'il avait eu si peur pour elle qu'il en avait perdu toute notion du temps...
-Tu as réussi, souffla Telin. Tu as mis en fuite le Bunyip.
-C'est une créature des Ômus, rappela Safera avec un faible sourire. Et ils m'ont dit eux-mêmes qu'il a sa volonté propre, ce n'est pas une brute stupide... J'imagine qu'il s'est refusé à faire du mal à quelqu'un qui ne combattait pas et ne cherchait pas à le fuir, quelqu'un qui a été prêt à se sacrifier pour sauver des gens qui ne le méritaient pas forcément... C'est peut-être pour cela qu'il a accepté d'écouter les Ômus pendant que je me battais avec Hassano, d'ailleurs.
-Tu es très modeste, aujourd'hui, qu'est devenue la Safera que je connaissais ? répliqua Telin, mais il ne souriait pas, il ne semblait pas vraiment savoir quoi dire, en fait.
C'était d'ailleurs assez compréhensible... Il y a quelques minutes encore, ils allaient mourir dans d'atroces souffrances ; en cet instant, ils étaient vainqueurs, et dans les circonstances les plus incroyables qui soient...
-Mais tu as raison, se rendit finalement Telin. C'est à croire que tu as toujours raison... Tu n'obéis pas à la logique, c'est la logique qui t'obéit...
-Valdie est vivante ?
-Je l'ai quittée nerveuse, mais en relativement bonne santé... Aunf Voorth est mort, j'imagine ?
-Oui.
-Dommage. Allez, on va retrouver Valdie... Peut-être que Fayg-Jehd s'en est sorti aussi...
La jeune femme dans ses bras, Telin garda le silence un moment.
-Si on était dans un holofilm, là, ce serait le moment de t'embrasser... Mais je n'ai pas choisi la bonne héroïne, on dirait !
-Dis-moi, tu n'es pas censé être marié, toi ? répliqua Safera, mobilisant tout l'amusement dont elle était capable après tant d'épreuves.
-Si ! À propos, on dirait que tu vas peut-être pouvoir retrouver ta chérie, finalement...
-Oui, répondit simplement Safera. À vrai dire, il va me falloir un peu de temps pour me faire à l'idée que nous avons vraiment réussi, là...
Un frisson horrible la parcourut.
-En espérant qu'elle ne soit pas tombée sur Tehirahs pendant que j'étais ici... Ou qu'elle ne soit pas morte de désespoir en apprenant que j'ai disparu...
-Si c'est le cas, Safera, n'oublie pas que Valdie et moi, nous serons toujours avec toi...
-Je sais.
Safera regarda Telin sans la moindre crainte de quelque jugement que ce soit, et sourit. Malgré ce qu'elle avait suggéré, elle ne s'inquiétait absolument pas pour ce que pouvait lui réserver l'existence à présent ; elle savait maintenant que même les pires histoires pouvaient bien finir, et cette certitude lui suffisait, elle pouvait savourer le simple bonheur d'être toujours en vie, de sentir l'air emplir ses poumons, lui apportant paix et confiance...
Elle allait partir d'ici, cela ne faisait plus le moindre doute, à présent... Elle n'oublierait jamais la beauté de Fayg, elle ne pourrait oublier que la lumière n'était jamais aussi forte ni les ténèbres aussi noires que sous l'océan d'Hautemer, cette aventure resterait toujours la chose la plus incroyable qu'elle ait jamais vécue ; mais elle ne pouvait plus demeurer ici, pas après toutes les horreurs qu'elle avait vues s'y produire... C'était comme cela.
De toute façon, elle était une créature de l'air et de la lumière qu'elle le veuille ou non, elle aimait ce monde et elle le détestait, mais il n'était pas le sien et ce n'était pas ici qu'elle devait vivre...
-Tu penses pouvoir marcher ? demanda Telin, préoccupé.
-Peut-être, mais ça m'étonnerait... À vrai dire, ça fait un moment que j'aimerais pouvoir m'évanouir tranquillement... Si tu peux...
-Pas de problème, assura Telin en entreprenant de soulever Safera.
La jeune femme se sentit décoller du sol encore inondé dans les bras de Telin ; elle nota qu'il y parvenait sans trop de problèmes, et il se mit en marche pour quitter une fois pour toutes cet horrible endroit. Safera avait bien envie de perdre connaissance pour de bon, à présent qu'elle savait qu'elle se réveillerait...
-Attends, demanda-t-elle à Telin, une idée lui traversant brusquement l'esprit.
La Vooltherga qu'elle avait brandie face au Bunyip gisait au sol, elle la ramassa et laissa un instant son regard se perdre dans la lueur verte... Elle garda le petit objet sphérique contre elle, rassurée par sa présence.
-Chiss !
Elle tressaillit ; elle avait presque oublié Hassano...
-Qu'est-ce que vous voulez, vous ? interrogea sèchement Telin.
Safera fit l'effort de se tourner dans les bras de Telin... Le Général tenait encore plus ou moins debout, affalé sur une console du pont de commandement, la voix tremblotante. Fort heureusement, les fusils-blasters étaient loin ; Safera n'était pas sûre qu'il soit en état de s'en servir, de toute façon.
-Qu'est-ce que... Qu'est-ce que je vais devenir, moi ?
D'un geste de son bras valide, il désignait la verrière, la verrière où le Bunyip avait enfin disparu pour retourner dans les profondeurs de l'océan, mais la verrière où les Ômus paraissaient toujours attendre, silencieux et d'autant plus menaçants... Les Ômus et les silhouettes fantomatiques dont l'effroyable lueur verdâtre resplendissait un peu partout au sein des ténèbres éternelles, mortelle promesse...
-Nul ne peut le dire, répondit Telin. Nous avons traversé une forêt contrôlée par les Ômus, et je ne saurais dire ce que j'y ai vu exactement... Mais je sais que je ne vous envie pas. Écoutez, vous avez choisi de placer votre foi en les armes, vous avez eu mille occasions de vous en retourner, vous auriez pu simplement accepter de rendre leur planète aux Hynors et braver la colère du seigneur Heckara, vous auriez pu faire machine arrière arrivé au-dessus de cette forêt, vous auriez pu demander pardon aux Ômus... Au lieu de cela, vous avez choisi de détruire, toujours détruire. Je pourrais vous tuer immédiatement, mais je n'arrive pas à avoir suffisamment pitié de vous pour cela.
-Vous ne comprenez pas... Vous ne pouvez pas comprendre... Il n'y a aucun espoir pour moi, alors ?
Safera sentit que Telin haussait les épaules.
-Je n'en sais rien, demandez aux Ômus. À présent...
-Comment s'appelle-t-elle ? coupa âprement Hassano. Comment s'appelle celle que j'ai voulu tuer dans mon aveuglement ?
Telin hésita un instant, et ne vit apparemment aucune raison de lui refuser le nom de son adversaire.
-Hess'afer'ajaldo, Safera.
-Si j'avais su, je ne sais pas si je l'aurais frappée... Elle a été parfaite, rien n'est plus rare et plus précieux... Elle aura été une perle. »
À l'instant même où Hassano prononça ce mot, Safera se sentit prise d'un doute soudain... Subitement, la voix puissante des Ômus s'éleva à nouveau à travers ses pensées, un unique NOOOOOOON ! qui résonnait en elle, et elle se sentit glacée d'incompréhension, son cœur repartit plus fort que jamais, comprenant avant elle ce qu'il se passait...
Mais il était trop tard : avec la fureur désespérée de ceux qui ont entendu les plus noires des promesses, Hassano se jetait droit sur elle... La lame ensanglantée d'un poignard dépassait de sa main gantée.
Non, non, pas maintenant, j'ai réussi, pas maintenant !
Et pourtant, si, la scène semblait se prolonger indéfiniment sous les yeux de Safera, elle ne se réveillait pas, ni dans son lit ni dans un hôpital psychiatrique, aucune mention « fin » ne venait arrêter le film ou le livre... Parce que c'était sa vie, c'était réellement sa vie qui allait prendre fin...

Il allait mourir... Il savait qu'il allait mourir... La Chiss, Safera donc, l'avait bien entaillé, il perdait trop de sang... Mais ce n'était pas grave, il allait la tuer, il savait qu'il allait la tuer !
Plus rien n'existait face à cette certitude !
Il n'y avait plus d'Ômus ni de Bunyip, plus de Chiss ni de sous-marin, plus de passé ni d'avenir, seulement un meurtre gratuit et profondément injuste qu'il allait commettre !
C'était la seule solution, la seule ! Il ne pouvait pas exister une personne prête à se sacrifier elle-même pour sauver ses ennemis, il ne pouvait pas être possible de choisir une autre voie que celle du sang et des armes ! Et si c'était possible, Hassano ne voulait pas le savoir, il allait en effacer la preuve !
Il ne pouvait pas la laisser s'en tirer à si bon compte !
Il allait détruire ce rappel permanent du mal qu'il n'était pas obligé de commettre !
Ensuite, il mourrait !
NOOOOON ! enrageaient les Ômus, il les entendait, et il s'en réjouissait ! Puisque cette femme était si précieuse pour eux, il tenait enfin le véritable moyen de sa revanche !
Un geste, le Chiss qui se tournait brusquement vers lui dans l'intention de défendre sa camarade... Une mort prochaine... Soudain, le Chiss parut exploser en un éclat aveuglant, exactement du même vert malsain que celui des spectres, puis Safera et tout le pont de commandement parurent irradier cette même lumière, un rire effroyable retentit aux oreilles d'Hassano, il n'y voyait plus rien... Il ne put s'empêcher de se figer sur place, puis ferma les yeux... Saletés d'Ômus...
Pourtant, il entendit distinctement des cris de terreur à ses oreilles... Les Chiss subissaient les mêmes hallucinations que lui, les Ômus ne parvenaient pas à démêler les esprits des trois petits êtres au milieu de tant d'autres...
Le corps d'Hassano frissonnait de terreur, son rythme cardiaque s'élevait à une allure qui n'avait rien de naturelle, mais l'esprit du Lanshrul était comme coupé de tout cela, la mort de Safera était la seule chose qu'il comprenait véritablement du chaos de ses pensées...
Il sourit ; si c'était tout ce dont étaient capables les Ômus pour l'arrêter, ils en seraient pour leurs frais...
À nouveau, il bondit, à l'aveuglette, trouva de la chair, et frappa avec le poignard même qui l'avait blessé ; le cri de douleur qui retentit alors était celui d'un homme, il devait trouver Safera... Sans la moindre crainte, il rouvrit les yeux.
Les spectres étaient partout, des silhouettes irréelles verdâtres avaient envahi la passerelle de leur lueur aveuglante et sans vie, ils riaient de lui ! Aucune importance... Il garderait les yeux ouverts coûte que coûte... Elle était là, il l'apercevait, à présent, entre les rayonnements impossibles, petite forme retombée à terre qui s'efforçait de s'écarter précipitamment de lui en rampant... Elle avait réussi l'exploit de garder les yeux ouverts malgré les hallucinations...
Non, il y en avait plusieurs, cinq, six petites silhouettes sur le sol qui s'efforçaient de lui échapper ! Mais non ! Une seule bougeait et tremblait comme un être vivant, une seule ressentait vraiment la peur ; les autres n'étaient que des pantins des Ômus, d'excellentes imitations mais des imitations tout de même...
Hassano, qui éprouvait déjà de sérieuses difficultés à tenir debout, se retrouva brutalement renversé par un vigoureux coup de poing et atterrit au sol avant même d'avoir pu comprendre... Le Chiss... Mais il avait simplement eu de la chance, il ne parvenait pas à ouvrir les yeux, lui... Il devait déjà être difficile pour un être normal d'oser bouger en de telles circonstances...
Hassano éclata de rire, autant pour se rassurer lui-même que pour terroriser ses ennemis...
La jeune femme hurlait de terreur... Hassano s'approcha d'elle à toute vitesse en rampant, prêt à la frapper ; cette fois, elle n'était même pas assez proche du bord pour se jeter dans le vide...
Il allait le faire, il devait le faire, c'était l'unique solution acceptable qui s'offrait à lui...
Il se jeta sur elle de toutes ses dernières forces, l'écrasant une fois de plus de sa lourde masse ; elle hurlait plus que jamais, elle comprenait qu'elle voulait toujours vivre malgré ce qu'elle avait été capable de faire pour arrêter le Bunyip, il la sentait tremblante de peur sous lui... Eh non, petite idiote, tu n'es pas invincible, pas sans l'espoir que ta mort puisse avoir un sens... Il n'y a pas de fin parfaite, tu vas cesser de vivre comme tous les autres, pas dans un noble sacrifice pour sauver qui que ce soit, ta fin n'a aucun sens, tu vas mourir seulement parce qu'un être plus mauvais que toi en a décidé ainsi...
Il devait faire vite, sinon la douleur de sa propre blessure le rattraperait... La Chiss n'avait plus la force de se débattre, plus après tout ce qu'elle avait subi aujourd'hui ; la main armée s'éleva au-dessus du corps de la jeune femme, hésita un instant, comme si le corps d'Hassano se rebellait contre son esprit, puis plongea.
Hassano ne voyait presque rien en-dessous des lueurs fantomatiques, mais il sentit que le poignard perçait la combinaison, pénétrait la chair, s'enfonçait à travers elle... Le hurlement d'épouvante mourut soudain en un gémissement de douleur étranglé. Lentement, il remonta la lame de bas en haut, il ouvrit purement et simplement son adversaire le long d'une longue ligne verticale sur son corps... Son cri s'étouffait, elle se pétrifiait sous la pénétration glacée du poignard... Il retira la lame lorsque sa main buta sur quelque chose, et frappa à nouveau, plus haut, rassemblant se qui lui restait de vigueur pour transpercer un sein et la cage thoracique... Redescendit... Et soudain, tout redevint normal, l'hallucination cessa.
Un cri glaçant qui ne pouvait provenir d'aucune gorge vivante jaillit dans l'esprit d'Hassano, et les spectres disparurent tous en même temps, les lumières d'outre-tombe n'irradièrent plus de nulle part, la terreur surnaturelle que son esprit ignorait quitta son cœur... Mais le pont de commandement était toujours là, et le corps était toujours là, sous les yeux d'Hassano... Une rivière rouge envahissait sa main gantée, envahissait le pont, envahissait ses yeux, condamnation muette mais sans appel.
Alors il lâcha le poignard, les mains tremblantes, et il s'effondra contre le sol métallique.
Il allait mourir, à présent... Mais qu'avait-il fait ?
Il avait fait ce qu'il avait décidé, il avait tué quelqu'un qui lui avait sauvé la vie alors qu'il ne le méritait aucunement, il avait détruit quelqu'un qu'il admirait, et le monde était vide, à présent, il était vide par sa faute, il était vide sur son caprice... Le monde était irréparable, et lui, il était irrécupérable... Pourquoi avait-il voulu faire tant de mal, déjà ?
Il réalisa que ce ne pouvait pas être vrai... Rien de ce qu'il avait fait et vécu sur Hautemer ne pouvait être vrai, ce n'était pas possible... Même ce qu'il avait pensé, ça n'avait plus aucun sens, ça n'en avait jamais eu, et à présent, tout était vide, passé, présent ou avenir... Non seulement les évènements qu'il avait connus ne pouvaient pas être réels, mais son âme n'avait pu s'enfoncer si loin de toute rédemption possible, pas lui... Et pourtant, si, c'était sa vie, il savait que c'était réellement ce qu'il avait fait de sa vie à présent qu'il entendait le galop de la mort se rapprocher pour l'emporter...
Non ! Il ne voulait pas le savoir, il ne voulait pas avoir à regretter ce qu'il avait fait ! Il accueillit la salve blaster qui carbonisa son cœur et son existence comme une bénédiction.
S'il avait été encore capable de réfléchir au monde réel, il aurait pourtant pu penser qu'à présent qu'il était fini, il était définitivement mauvais.

Du courage. Allez, quoi, c'est fini, non ? C'est affreux, mais c'est fini.
Et pourtant, il ne voulait pas rouvrir les yeux. Il avait laissé retomber le fusil-blaster au sol, et il était tombé à genoux... Cela n'avait rien à voir avec la légère blessure que lui avait infligé Hassano, bien sûr. Il ne pouvait pas en supporter plus, c'était trop, il ne voulait pas voir cela, il ne le pouvait pas, sinon son cœur cesserait de battre aussitôt... Il se changerait en statue de glace...
Telin prit le temps de respirer un instant, comme si la réalité du son de sa respiration chasserait le cauchemar... Allez, il devait le faire, il était inutile de chercher à fuir plus longtemps.
La mort dans l'âme, il rouvrit les yeux, et se releva... Hassano était enfin mort, il l'avait tué... Si seulement il avait fait cela plus tôt, il aurait dû comprendre, c'était de sa faute... Mais c'était qu'il n'aurait jamais imaginé qu'un homme mortel puisse pousser la volonté de faire le mal à ce point, il n'aurait jamais cru que Hassano trouverait de l'énergie par-delà ses blessures simplement pour faire encore plus de mal à Safera... Et puis, il n'y pensait plus, voilà, tout avait été fini dans son esprit, une fin parfaite...
À côté du cadavre du fou de guerre reposait un corps en combinaison noire, qui laissait s'échapper à un rythme alarmant le liquide de sa vie, marquant à jamais de rouge les yeux de Telin... Sous le sang qui la noyait et les coups qu'on lui avait infligé avec acharnement, on distinguait le visage d'une jeune femme. Elle était ouverte du bassin au sein droit. Elle se vidait d'elle-même en un spectacle irréel.
Telin tomba à genoux auprès d'elle, incapable d'accepter la véracité de ce qu'il voyait... Il y a cinq minutes encore, tout se finissait enfin bien...
Safera n'était même pas morte, le fantôme d'une respiration se faisait entendre, ses yeux rouges fixaient Telin comme s'ils lui demandaient si c'était vraiment arrivé... Elle était éventrée, son sang se répandait sur le pont de commandement, rejoignant l'eau, et elle était toujours consciente... Elle était si petite, si fragile...
Telin avait l'impression que son propre cœur se noyait sous un océan sans fond, à présent, il se perdait dans des eaux noires d'effroi et rouges de douleur, il ne s'en échapperait jamais et plus rien d'autre ne pourrait l'y atteindre... Il était définitivement glacé, ne parviendrait jamais à détacher son esprit de ce qu'il ressentait en cet instant, ses yeux d'une amie assassinée au pire moment...
Il prit le corps ensanglanté dans ses bras, et il eut l'impression que sous le sang et les ecchymoses, ses traits s'apaisaient un peu, qu'une dernière flamme se rallumait en elle, éphémère...
« Oh, Safera... Pourquoi ne l'avons-nous pas tué avant ?
Ce furent les premiers mots qui lui vinrent à la bouche ; il savait pourtant ce que la mourante lui aurait répondu, que le sang n'avait que trop coulé, qu'elle vivait pour sauver et non pour détruire, mais il était prêt à tout accepter sauf ce qui se déroulait ses yeux... C'était elle qui s'était dévouée jusqu'au bout pour tous les sauver, Telin n'aurait jamais cru que quelqu'un puisse aller jusque-là... Les choses ne pouvaient pas être si injustes...
« Tu nous a tous sauvés, Safera, dit-il, espérant qu'elle le comprenait encore. Moi, Valdie, tous ces Hynors et même les Kryshzlas qui fuyaient, on aurait tous finis sur les dents du Bunyip, sans toi... Il fallait être toi pour arrêter les Ômus et leur création. Tu as réussi. Si seulement... »
Telin se tut, incapable d'ajouter quoi que ce soit. Il ne savait plus pleurer depuis bien longtemps, mais en cet instant, il aurait bien aimé, comme un témoignage de sa douleur...
Le temps lui-même s'immobilisait pour Safera...
Il ne restait à Telin qu'un mot à ajouter, mais il ne voulait pas le prononcer, ce serait admettre que tout était réel, que ce corps qu'il tenait ne serait bientôt plus animé par aucune vie, ce qu'il ne pouvait accepter...
« Adieu. » lâcha-t-il enfin.

Un son, qui venait, puis repartait, terrifié. Sa respiration, mais c'était une respiration suffocante, agonisante, il n'y avait pas assez d'air, il n'y en aurait plus jamais suffisamment pour remplir ses poumons et leur donner vie, plus jamais... Elle ne respirerait bientôt plus, ne verrait plus, ne penserait plus.
Le soleil ne se lèverait plus pour elle, elle avait plongée sous la surface de l'océan dont on ne ressortait jamais...
Elle avait mal, si mal... Elle avait senti l'acier entrer dans ses entrailles, retourner son être, la dévaster jusqu'au plus profond d'elle-même... Elle sentait qu'elle se perdait elle-même, elle était ouverte pour ne plus pouvoir être refermée, son sang abandonnerait son corps jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'un mécanisme brisé... Elle sentait surtout qu'elle ne sentirait bientôt plus rien.
Elle aurait pu penser que ce serait mieux ainsi, en cet instant où elle n'était plus que peur et douleur... Et pourtant, elle bénissait ses derniers instants de vie... Que c'était bon d'exister, d'être encore capable de penser à autre chose...
Ce n'était pas à ce qui figeait ses membres en attendant la mort qu'elle devait penser...
Telin la tenait contre elle, indifférent à tout le sang dont elle le couvrait, ne cherchant qu'à la réconforter... C'était la dernière preuve qu'elle avait eu une place dans cet univers, voilà ce qui importait en cet instant...
C'était peut-être l'imagination de la mourante, mais elle avait l'impression que les spectres au-dehors avaient abandonné leur teinte cadavérique habituelle pour adopter exactement le même vert apaisant que celui émis par les Voolthergas... Elle songea à ce moment qu'elle avait passé avec Valdie à contempler les lumières de Fayg qui allaient et venaient sous leurs yeux...
La Vooltherga, la Vooltherga qui l'avait accompagnée dans son face-à-face avec le Bunyip, où était-elle ?
Elle ne voulait pas baisser les yeux sur la passerelle, elle ne voulait pas voir ce qui s'écoulait de son ventre et de sa poitrine... C'est pourtant ce qu'elle fit, cherchant le contact rassurant de l'objet Hynor... Elle l'avait lâché un peu plus loin, mais la sphère lumineuse voyait à présent sa lumière se voiler sous son sang...
Une perle rouge.
Le spectacle était affligeant au possible pour Safera, mais il lui donna pourtant plus à songer qu'à désespérer en ses derniers instants... Était-ce une représentation d'Hautemer, de l'univers, d'elle-même, de Sev'rance ?
Elle ne le savait pas... Cependant, elle fixa son regard sur la lueur qu'elle percevait encore, ignorant le sang qui la couvrait...
Les ténèbres la happaient, mais elles ne venaient pas en conquérantes comme précédemment ; elles venaient simplement comme la suite inéluctable du voyage...
L'homme qui la tenait avait peur, elle le sentait, peur de la perdre... Elle, elle avait peur pour celle qu'elle chérissait plus que tout dans cet univers, Sev'rance allait perdre la plus précieuse des perles, celle qui pouvait donner un autre sens à sa vie... C'était terrible, mais Safera savait qu'elle avait fait les bons choix, et Sev'rance le comprendrait aussi.
Elle ne voulait pas avoir peur pour elle-même en cet instant... La peur et la colère n'étaient pas les dernières choses qu'elle voulait ressentir, elle aurait à vrai dire bien voulu ne jamais avoir eu à les connaître...
Elle avait été jusqu'au bout de ce qu'elle voulait faire ; à présent, ses paupières se refermaient pour ne plus se rouvrir, et la mort lui tendait les bras, non comme une ennemie ni même comme une amie, mais simplement comme la commandante du nouveau vaisseau où elle allait embarquer... Partir se perdre au-delà de l'espace et du temps, de la pensée et de la sensation...
Prends ma main et suis-moi, je vais te libérer... À jamais.
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