Les dernières illusions
Au-dessus du boulevard d’Aldérande, le crépuscule qui colorait les cieux d’un violet profond était à peine visible tant les néons des enseignes projetaient partout leurs couleurs criantes, invitant les passants à venir se réchauffer autour d’un bon repas ou d’un verre, alcoolisé ou pas.
Et ils étaient nombreux à venir se réfugier dans ces établissements bons marchés. Malgré le temps humide qui régnait depuis quelques jours sur ce secteur d’Heduris, les étudiants étaient toujours prêts à sortir pour se retrouver, parfois pour travailler en groupe… Mais le plus souvent pour se divertir de toutes les façons possibles. Ils n’étaient pas les seuls à se retrouver là, car quelques jeunes actifs ayant leurs habitudes dans ces troquets aimaient encore s’y encanailler, comme pour s’accrocher à cette période heureuse de leur vie qu’ils ne revivraient plus.
C’était le cas du jeune couple qui remontait ce soir-là le boulevard depuis la station d’aérobus la plus proche. Main dans la main, vestes fermées jusqu’en haut pour se protéger du froid et de l’humidité, ils marchèrent d’un bon pas jusqu’à atteindre le
Penseur Assoiffé, établissement qui était sans doute le plus réputé de la rue. Contrairement à nombre de ses homologues, ce bar-là avait soigné son décor et sa carte, et il avait la réputation d’attirer les professeurs et leurs meilleurs étudiants pour des soirées épiques où ils redessinaient la galaxie en parlant du rapport entre métaphysique et Force. Comble du luxe, c’étaient des humains – en fait des étudiants de l’université voisine, cherchant à compléter leurs revenus – qui assuraient le service. L’un d’eux s’approcha de la cliente, première entrée, pour s’enquérir de son nom.
— Gatthyn, répondit-elle en déboutonnant son col tandis que son jeune compagnon faisait tomber sur le tapis d’accueil l’eau qui s’était accumulée sur sa veste imperméable. Mais je crois que nos amis sont déjà présents, dans ce coin, là-bas…
Elle désigna d’un signe de tête au serveur une des plus petites alcôves, où attendaient déjà deux autres humains du même âge en pleine conversation. Il guida alors le couple à travers le dédale de tables jusqu’à ce qu’ils atteignent les premiers arrivés, qui cessèrent leur conversation en les voyant. Leurs visages jusqu’alors graves s’illuminèrent un peu.
— Carth ! Siveline ! s’exclama l’homme assis. On ne vous attendait plus !
— Désolé, Ollie, répondit le dénommé Carth en s’asseyant avec sa compagne face à ses amis. C’est entièrement ma faute.
— Je repasse dans quelques minutes pour prendre votre commande, intervint le serveur en faisant mine de s’éloigner.
— Inutile ! intervint Siveline en consultant les autres clients du regard. Nous avons nos habitudes. Quatre ponchs au vert d’Aldera, s’il vous plaît.
L’humain prit note et se dirigea vers le bar pour préparer les commandes, tandis que Carth ajustait son assise pour la rendre plus confortable.
— Comme je le disais, je suis désolé pour ce retard, reprit-il. On a reçu un chargement de pieds rouges de Borosk aujourd’hui, mais l’une des caisses était mal fermée et s’est répandue dans la soute pendant le voyage… Et vous savez comment sont ces champignons : délicieux une fois cuits, mais ils dégagent une odeur immonde avant. Papa était furieux !
— Tu t’es vraiment pris à ton nouveau métier, remarqua Stamarie Lisbey, installée en face de lui. Je n’aurais jamais cru ça de toi.
— C’est temporaire, répondit Carth avec une moue.
Sa compagne eut un petit rire.
— Du temporaire qui dure, précisa-t-elle. Ça fait bientôt deux ans.
— Ça paye un peu, et surtout ça aide ma famille, lui fit remarquer le jeune homme. Ma sœur a fait le même choix…
— Sauf que Kyrane adore les vaisseaux. C’est sa passion. Pas la tienne.
— Je ne pilote pas, je m’occupe juste de gérer la logistique…
Il fut interrompu par le serveur qui revenait leur apporter leurs verres d’alcool. Quand il eut fini, il leur demanda s’ils avaient choisi leur repas. Seul Carth hésita.
— Quel est le plat du jour ? demanda-t-il, incertain.
— Un filet de wupan à l’huile de fretu, accompagné de sa fricassée de rouges de Borosk.
Le jeune homme pâlit en entendant ces mots.
— Je vais m’en tenir à un steak de nerf avec salade, déclara-t-il.
Tandis que le serveur s’éloignait à nouveau, il jeta un coup d’œil à Ollie. Il s’attendait presque à ce que son ami, séducteur dans l’âme, fasse un peu de rentre-dedans en direction de l’employé. Mais il n’avait pas bougé, et, à en croire son expression, il semblait soucieux.
— Sinon, tout va bien ? demanda prudemment Carth.
— Tu n’as pas entendu les dernières infos ? s’étonna Stamarie.
— Eh bien… Tu sais, quand je dois nettoyer un vaisseau, je passe rarement mon temps à écouter les énièmes débats sur la crise séparatiste…
— Ce n’est plus une crise, répondit Ollie avec gravité. C’est une guerre, maintenant.
Carth sentit son cœur s’accélérer, tandis qu’un frisson parcourait l’intégralité de son corps.
J’ai dû mal entendre. Ou mal comprendre. Ou c’est encore une des blagues moisies d’Ollie… — Une guerre ? Tu plaisantes…
— J’aimerais bien, mais il y a eu une bataille sur un monde appelé Géonosis. On parle de milliers de morts, dont de nombreux Jedi.
— Les forces de défense sectorielles ont été mobilisées ?
— Non. Il paraît que les Jedi ont fait appel à une armée de clones.
— Sérieusement ?
— Il leur fallait bien ça. Apparemment, les Séparatistes sont armés par les guildes marchandes, dont la Fédération du Commerce. Ils auraient des dizaines de millions de droïdes prêts au combat.
Le jeune homme était réellement choqué par ce qu’il entendait. Bien sûr, il avait toujours su qu’en théorie, la crise séparatiste pouvait déboucher sur un conflit armé à grande échelle… Mais le savoir et le vivre étaient deux choses bien différentes.
Depuis son enfance, Carth Poldrei avait vécu dans une galaxie relativement pacifique. Il y avait bien quelques conflits à la marge, dans les régions les plus sauvages… Mais dans l’ensemble, une certaine tranquillité régnait. La plupart des citoyens galactiques étaient persuadés, depuis la mise en œuvre des réformes de Ruusan, que les conflits majeurs appartenaient au passé. Les différends commerciaux et même les coalitions de pirates comme celle menée par Iaco Stark vingt ans plus tôt semblaient dangereux, mais à côté de ce qu’il entendait à présent… Une guerre symétrique entre deux acteurs étatiques… Non, ça semblait vraiment trop énorme pour être vrai.
— Je… J’ai du mal à le croire, admit-il à ses amis. Je veux dire, on est au vingt-cinquième millénaire, quand même…
— Ça paraît complètement fou, abonda Siveline.
— Ça l’est, approuva Stamarie. N’empêche que c’est aussi complètement vrai.
Elle leur raconta alors les détails qu’elle avait pu entendre sur le flash info diffusé deux heures plus tôt par Holonet News Edition. Elle évoqua aussi la présence de la sénatrice Amidala, qu’ils avaient eu la chance d’écouter lorsqu’elle était venue sur Polcaphran quelques mois plus tôt donner une conférence à l’université d’Heduris. L’enchaînement des faits semblait irréel, complètement invraisemblable… Et pourtant, malgré sa sidération, Carth devait admettre qu’il s’agissait de la vérité.
Il cherchait néanmoins à se rassurer comme il le pouvait.
— De toute façon, nous sommes neutres, non ? demanda-t-il à ses amis. C’est la ligne que le gouvernement suit depuis l’an dernier…
— Il a pas l’air de vouloir en changer, confirma Ollie en fronçant les sourcils. Tous les partis ont condamné le début des hostilités et rappelé leur attachement à une résolution pacifique des différents entre la République et la Confédération…
— Le discours du 3P était légèrement différent, signala Stamarie. Palder Jaderan a condamné sans retenue « l’agression » menée par les Jedi contre les dirigeants Seps…
— Jaderan ne représente pas grand-monde, souligna Siveline.
— C’est vrai, mais n’empêche… C’est un coup de canif dans l’unité planétaire.
— Tu as raison…
— On ne devrait pas risquer grand-chose malgré tout, lâcha Carth.
Siveline acquiesça brièvement, mais Ollie et Stamarie semblaient plus perplexes.
— T’es bien optimiste, surtout pour un gars qui travaille dans le transport de marchandises.
— Ah, ça, les prochains mois n’auront rien de drôle, je te l’accorde, grinça le jeune homme. Mais si on met ça à part, que risque-t-on ? Ce n’est pas comme si Polcaphran avait le moindre intérêt stratégique. Il n’y a pas d’industries lourdes qui pourraient servir à l’assemblage de vaisseaux, de véhicules ou de droïdes… Le secteur est globalement auto-suffisant, mais il ne produit pas assez pour alimenter une armée… Aucun des deux belligérants n’a intérêt à s’en prendre à nous.
Il croisa le regard incertain de sa petite amie, celui plus dubitatif des deux autres, qui préférèrent boire une gorgée de leurs verres.
Carth ressentit le besoin d’insister, comme pour se rassurer.
— Pas vrai ?