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Épilogue
 
Cela ne dura probablement qu'un instant, mais cet instant resterait gravé au fer rouge dans le cœur et la mémoire de Telin jusqu'à sa mort, peut-être même après, si c'était possible ; cet instant faisait partie de lui, à présent, il ne serait plus jamais le même maintenant qu'il l'avait franchi... Simplement, l'éclat rouge des yeux de Safera disparut sous ses paupières bleu pâle, puis la respiration agonisante cessa. Son cœur avait cessé de marteler le rythme de la vie, de la peur et de l'espoir, il s'était arrêté pour ne plus jamais repartir, ne laissant plus qu'une chair sans âme. La flamme de Safera s'était éteinte pour toujours.
Le corps que Telin tenait entre ses bras n'était plus qu'un assemblage inerte de chairs et d'os malmenés, mais c'était là tout ce qui lui restait d'une personne qui avait traversé avec lui tant d'épreuves et qui l'avait finalement sauvé, comme elle en avait sauvé tant d'autres... Le cœur battant à tout rompre comme par crainte qu'il se laisse mourir ici, Telin reposa délicatement le corps de la jeune femme au sol.
Il ne put s'empêcher de balayer le pont de commandement du regard, frissonnant si fort qu'il crut qu'il allait s'effondrer sur place, pris dans une violente tempête de neige mentale... Il était maintenant un homme vivant entouré de cadavres, l'aspect froid et net des blessures carbonisées des Kryshzlas contrastant avec la grande déchirure ensanglantée qui coupait presque tout le petit corps de Safera, vomissant son sang...
Elle était morte. Elle n'avait pas disparu dans l'explosion d'un chasseur stellaire comme d'autres camarades de Telin, elle ne se reposait pas pour l'éternité parce qu'un tir l'avait atteinte trop profondément, elle était vraiment morte, un cadavre pâle et ensanglanté. Elle ne se relèverait pas, les yeux de Telin le lui hurlaient.
Et maintenant ?
Et maintenant, la vie de Telin continuait. Son cœur à lui n'allait pas s'arrêter de battre parce qu'on avait impitoyablement brisé une perle ; l'univers resterait à sa place, et lui aussi.
C'était bien cela le plus terrible.

Telin demeura là un moment indéfinissable, une mélodie sourde et inhumainement douce jouant dans son esprit sans qu'il ne parvienne à se détacher de l'affreuse scène, se débattant dans un océan de peine et de désespoir sans être sûr qu'il existait une rive... Puis il se détourna enfin et partit chercher... chercher Valdie. Il réalisa qu'ils étaient maintenant les deux seuls survivants. Il savait depuis le début qu'ils ne reviendraient probablement pas à quatre, sinon pas du tout, mais... Mais c'était avant qu'il ne voit Safera braver seule et sans arme le Bunyip, avant qu'elle ne lui montre que tout était possible. Avant qu'il ne comprenne à quel point elle était exceptionnelle.
Complètement sonné, comme isolé du monde par le sombre tournoiement de ses propres pensées, Telin mit un moment à comprendre que le pont de commandement n'était plus relié au reste du sous-marin, et par conséquent, à l'endroit où il avait bloqué le sous-marin éclaireur avec Valdie. A celui où il avait laissé le casque de sa combinaison, aussi.
Il lui vint soudain la pensée terrifiante que le Bunyip avait peut-être déjà croqué le sous-marin et Valdie sans même qu'il n'y pense, tout au fantastique face-à-face entre Safera et le monstre... Il se figea, glacé d'horreur.
Était-ce vrai ? Que ferait-il si c'était vrai ?
Tournerait-il l'un des fusils-blasters abandonnés vers sa propre tête, de sorte qu'il ne subsisterait plus que des cadavres sur ce pont de commandement maudit ?
Allons... Il allait garder son sang-froid... Et attendre... C'était tout.
C'était tout, et ce fut interminable. Finalement, il vint enfin le moment où des bruits de pas se firent entendre dans le corridor... Telin sentit son cœur bondir de soulagement ; il n'était plus seul, abandonné auprès des morts... La pensée irréelle et par là-même obsédante vint le harceler que c'était peut-être précisément d'autres cadavres qui marchaient vers lui.
N'importe quoi. Écoute, que tu sois sous le choc, c'est normal, mais arrête de délirer, d'accord ? Sinon, tu mourras de peur ou de désespoir sans que personne ne t'ait tiré dessus.
Ce qui ne serait peut-être pas plus mal, d'ailleurs...
Enfin, les inconnus qui marchaient surgirent ; c'était des Kryshzlas, en combinaisons.
Telin sentit son cœur bondir de soulagement.
« Ils sont tous morts, dit-il en Sy Bisti, espérant que les soldats étrangers le comprenaient. Hassano a tué tout le monde.
Il nota qu'aucun des Kryshzlas ne présentait d'impacts au cœur ou de traces de gigantesques morsures raccommodées visibles. De bons vieux soldats Kryshzlas bien vivants, a priori. Ils semblaient avoir renoncé à leurs armes.
-Pourquoi le Bunyip parti ? Qui l'a fait fuir ? demanda l'un d'eux.
Telin réalisa subitement que personne ne croirait jamais à son histoire, personne...
-C'est... compliqué...
Mais déjà, d'autres vivants s'engouffraient sur le pont ; eux n'avaient pas de jambes pour les porter et ne pouvaient respirer sans l'équipement qui leur couvrait la tête, c'était des Hynors. D'autres Kryshzlas venaient avec eux, et portée par deux d'entre eux...
-Valdie ! s'écria Telin.
-Telin ! Oh... J'ai eu si peur pour toi... Où est...
-Valdie, je suis désolé...
-Non...
Les Hynors échangeaient des propos incompréhensibles pour Telin dans leur langage sifflant... Alors, ils virent, tous, ils virent que le pont de commandement baignait dans le sang d'une jeune femme éventrée. Les Hynors et les Kryshzlas se figèrent tous ensemble dans une attitude qui avait quelque chose de religieux. Aucun d'entre eux n'avait assisté au drame, mais, d'une façon ou d'une autre, ils comprenaient ce qui s'était passé. Valdie tremblait comme une feuille, ses lèvres remuant sans émettre de son. Telin l'entendit finalement laisser échapper un sanglot.
-Pas Safera... Pas elle aussi...
-C'est elle qui a arrêté le Bunyip, n'est-ce pas ? demanda un Kryshzla qui maîtrisait manifestement mieux le Sy Bisti que celui qui avait parlé précédemment, d'un air curieusement affecté.
Telin aurait pu demander comment ils le savaient, peut-être par les Ômus, mais il s'en fichait, maintenant... Voilà, c'était bien réel, ils le voyaient tous, Hess'afer'ajaldo, étrange petite pilote Chiss à laquelle ils devaient tous la vie, Hess'afer'ajaldo était morte, le poignard avait déchiré son abdomen de bas en haut, transpercé son sein droit, le flot rouge l'avait quittée pour se répandre sur le pont, elle n'était plus qu'une poupée brisée dans un état affligeant...
-Je le savais, Telin, articula péniblement Valdie. Dès que j'ai vu le Bunyip se détourner, j'ai compris que c'était elle qui avait fait ça... Et puis, j'ai senti que quelque chose se déchirait... Nous l'avons tous senti. Et j'ai su que quelqu'un de très précieux aux yeux des Ômus était mort. »
À présent, évitant soigneusement le corps de Safera avec un immense respect, les Kryshzlas s'intéressaient plus aux corps de leurs compatriotes, particulièrement ceux de Voorth et d'Hassano, échangeant des commentaires attristés ou furieux... Telin savait que derrière tout cela, ils étaient surtout en train de réaliser à quel point ils étaient heureux d'être en vie. Ce qui était normal, après tout. Mais Telin, lui, n'avait plus envie de se réjouir de quoi que ce soit, aujourd'hui.

Après que Telin leur eut expliqué ce qu'il s'était passé exactement, les Kryshzlas s'emparèrent des corps de leurs compatriotes, à l'exception de celui du Général Hassano ; Telin, lui, passa quelques secondes à chercher du courage avant de saisir le corps de Safera. Il l'avait portée vivante si peu de temps auparavant, avec le bonheur de croire tous deux qu'elle allait vivre... Ce n'était pas juste...
Désormais unis, Chiss, Hynors et Kryshzlas nagèrent ensemble vers l'un des derniers sous-marins opérationnels, un bâtiment d'une taille intermédiaire entre celui d'Hassano et les sous-marins éclaireurs, abandonné au milieu des algues. Les Ômus et les spectres avaient tous disparus, plongeant la forêt dans l'obscurité ; tout semblait être mort avec Safera, pour Safera... Et il semblait à Telin que lui-même était mort, alors qu'il s'installait quelque part dans un coin du pont de commandement du sous-marin, veillant sur le corps de Safera... Escorté par les guerriers Hynors, le sous-marin se mit en marche pour emmener les derniers vivants loin du champ de bataille.
Tous, ils parlaient peu, passées les quelques réflexions irréfléchies pour se rassurer après le désastre ; même Telin gardait le silence, assis en face de Valdie, le cadavre de Safera entre eux. Cela viendrait plus tard. Pour l'heure, ils voulaient tous partir d'ici, aller n'importe où, mais loin de l'endroit où ils avaient subi tant de choses et perdu tant d'êtres chers, Chiss, Hynors ou Kryshzlas... La vieille base ferait l'affaire.
Telin oublia totalement ce qui lui arriva après cela, le voyage, leur court séjour à la base Kryshzla où les médecins Hynors avaient enfin soigné définitivement sa blessure et surtout celle de Valdie, les longues discussions entre les officiers Hynors, dont le Général Fayg-Jehd, et les Kryshzlas... C'est en pilotage automatique qu'il accepta de regagner Fayg avec les Hynors.
Valdie était dans le même état, il le savait. À vrai dire, ils ne pensaient même plus à leur folle infiltration dans la base Kryshzla, à la bataille qui avait vu tomber Wyntar, à la terrifiante torture mentale des Ômus, au cauchemar sanglant du Bunyip, ni même au meurtre de Safera à l'instant où elle avait enfin arraché la victoire ; ils ne pensaient plus à rien, ils étaient incapables d'admettre qu'ils existaient encore après cela, que l'univers tout entier puisse encore exister après cela... La seule chose qui ranima temporairement une faible étincelle de vie dans le cœur de Telin, qui lui donna l'impression d'être autre chose qu'une machine programmée pour traverser l'existence, fut l'instant où ils revinrent chercher le corps de Wyntar dans la tour trois ; mais c'était une étincelle de désespoir et d'accablement.
Lorsqu'ils revinrent à Fayg, la cité lumineuse, à la fois grandiose et pleine de vie, sonna comme un mensonge pour Telin, une absurdité qu'il aurait préféré ne plus revoir... Il comprit qu'il n'en pouvait plus, des Ômus, des spectres, des Voolthergas, même des Hynors ; c'en était trop, il voulait rentrer chez lui maintenant, là où les choses étaient stables, compréhensibles, là où le rêve et le cauchemar formaient des mondes séparés de la réalité... Là où tout ne lui rappellerait pas ce qu'il devait oublier pour sa santé mentale.
Ils revinrent à leur maison de Fayg, toujours perdus dans un brouillard qui paraissait masquer tout ce qu'ils avaient autrefois connu dans cette cité. Telin avait l'impression d'attendre, de chercher quelque chose qui ferait repartir son cœur, quelque chose qui ferait en sorte que tout serait à nouveau comme avant, que tout prendrait sens... Mais force était d'admettre qu'il n'y avait rien.
C'était Telin et Valdie qui avaient survécu pour revenir à Fayg, mais Telin avait pourtant l'impression que c'était eux qui étaient partis pour toujours, eux qui étaient morts ; ils n'étaient pas vraiment revenus, parce que Fayg n'existait plus, elle n'avait pas changé mais ce n'était plus qu'une copie sans âme de la cité Hynor qu'ils avaient connue, ils n'étaient pas vraiment revenus, parce qu'une part d'eux-mêmes avait suivi Wyntar et Safera par-delà les portes du néant... N'existaient-ils vraiment plus, d'ailleurs ? Était-ce imaginable qu'il ne reste rien d'autre des compagnons de Telin que ces corps sans vie ? Ne vivaient-ils que pour devenir ensuite des objets inertes ?
Toutes les dix minutes, Telin secouait la tête comme pour se forcer à changer d'idées ; il allait vraiment devenir cinglé s'il continuait dans cette voie... Il n'y avait pas de lumière au bout du tunnel, de toute façon, pas de réponse définitive à ses questions, et parce qu'il était un Chiss, il ne pouvait pas s'attarder dessus.
Il était plus inquiet encore pour Valdie que pour lui-même, elle restait sans bouger depuis trop longtemps, les yeux tournés vers le sol, le regard noyé dans ce qui n'existait plus... Cela réveillait en Telin une petite étincelle de volonté, il se disait qu'il devait l'aider, elle qui était vivante... Enfin, plus ou moins.
Demain, Hautemer toute entière irait enterrer ses morts.
Telin n'avait jamais réalisé à quel point cette maison était grande.

Cela faisait bien longtemps que l'esprit de Telin avait chassé les cauchemars d'après-bataille ; mais cette fois, il savait que ce serait différent, très différent, et lorsqu'il alla se coucher, il attendit le sommeil comme le condamné attend le bourreau.
Ironiquement, il se demanda quel cauchemar il pourrait bien faire qui surpassa la réalité... Mais le cauchemar ne connaissait aucune limite, lui...
En vérité, il lui sembla d'abord s'assoupir d'un sommeil sans rêve, il embarqua sans encombre à bord du vaisseau de l'inconscience pour partir loin de toutes les horreurs qu'il avait traversées... C'était parfait, la trêve dont il avait besoin, et il n'aurait pu rêver mieux.
Le problème, c'est qu'il se réveilla, et saisi du sentiment que quelque chose n'allait pas, pas du tout, il eut la mauvaise idée d'allumer la lumière...
Il se figea d'épouvante, incapable de respirer ou même de détourner les yeux... Safera était là, debout immobile devant son lit, le corps parcouru d'une longue déchirure rouge sombre, les traits dénués de toute expression. Morte. La seule respiration qui se faisait entendre était celle de Telin, excessivement bruyante à ses propres oreilles. Et pourtant, les yeux de la défunte étaient ouverts, fixant Telin par-delà les portes de la mort...
Elle n'avait rien à faire ici... Elle était morte, morte, cela se voyait, et pourtant elle se tenait devant lui, réelle, matérielle, il fallait qu'elle reparte, il fallait absolument qu'elle reparte...
Il était normal de regretter la mort d'un être cher, mais personne ne pourrait être assez fou pour désirer le voir revenir... Il y avait là une abomination qui dépassait l'entendement...
Il demeura là un laps de temps indéfinissable, tremblant de peur à l'idée que cela puisse être vrai, suppliant mentalement pour qu'elle reparte là d'où elle n'aurait jamais dû revenir... Puis il comprit avec une résolution glacée que c'était à lui d'agir, c'était la seule solution, sans quoi elle demeurerait là...
« Safera ? osa-t-il demander.
Comme il lui était étrange de prononcer ce nom... C'était Safera, oui, mais ce n'était plus Safera, plus maintenant, ce n'était plus qu'une ignoble imitation de la jeune femme qu'il avait connu, un cadavre qui n'était plus animé que par un dernier écho de l'âme de Safera...
Elle ne répondit pas, ce qui était courant chez les défunts, plus que de se promener en pleine nuit dans la chambre de ses anciens compagnons d'armes en tout cas, mais elle lui tendit la main. Comprenant que c'était la seule chose à faire, Telin la saisit ; elle était froide, terriblement froide, la chair d'une morte qui bougeait toujours, mue par une volonté surnaturelle... Tout en Telin hurlait d'horreur à ce contact, mais il ne la lâcha pas ; c'était peut-être une illusion, mais il eut l'impression que la main de Safera retrouvait un peu de chaleur à son contact...
D'un pas mécanique, comme si ses muscles étaient actionnés de l'extérieur par un marionnettiste, Safera sortit de la chambre, et Telin la suivit... Lorsqu'ils eurent passé la porte de la chambre de Telin, ils étaient sous l'eau, ne voyant plus que grâce à l'éclairage bleu-vert intermittent des lumières de Fayg... Telin croyait apercevoir une autre silhouette Chiss, plus loin... Celle de Wyntar ?
Il s'arrêta là... Non, il ne voulait pas continuer, il ne savait pas pourquoi, mais il était sûr que les conséquences seraient plus terrifiantes que tout ce qu'il pouvait imaginer s'il continuait... L'idée d'une morte marchant sans âme dans le monde des vivants l'épouvantait, comment pourrait-il supporter celle de devenir un vivant dans le monde des morts ?
Celle qu'était devenue Safera s'arrêta à son tour et tourna son visage aux traits inertes face à Telin... Il frissonna plus encore. Comment savoir ce qu'elle voulait, en cet instant ?
« Safera, non... articula-t-il. Je ne peux pas te suivre sous l'eau. Je suis vivant, moi, j'ai froid et je dois respirer... Tu es morte, tu ne peux pas rester là...
C'était terrible de ne plus rien pouvoir lire sur le visage de Safera... Il aurait tant aimé que ses traits s'animent à nouveau, qu'ils lui répondent par la joie, la peur ou même la colère... Il s'aperçut que tout en étant horrifié par sa présence, il éprouvait tout de même une sorte de compassion pour la morte... Avait-elle peur de les quitter, était-ce pour cela qu'elle était revenue le chercher en pleine nuit et qu'elle voulait qu'il la suive, était-ce pour cela qu'elle se mouvait encore malgré sa mort ?
-Je suis désolé, Safera, dit Telin, cette fois avec plus de pitié que de peur pour ce qui restait de Safera. Ta place n'est plus ici.
Il se décida à tendre la main vers le ventre du cadavre, et se força à toucher la trop large blessure, une part de lui-même hurlant d'épouvante au contact de la chair de la morte... Il ne sentait que trop bien la déchirure dans la chair sans vie, et cela le révulsait en plus de l'effrayer ; quitte à voir Safera revenir, il aurait encore préféré qu'elle lui apparaisse comme les spectres des Ômus, mais pas ainsi, pas dans un rappel si flagrant de l'anomalie criante que constituait sa présence, de ce qu'elle avait subi et qu'elle bravait cependant pour rester parmi les vivants...
-Il t'a tué, Safera (prononcer son nom le rassurait, finalement, cela lui faisait croire que c'était bien à son amie qu'il parlait), tu ne peux pas rester parmi les vivants ainsi... Tu as enduré tout ce que tu pouvais endurer, il est temps que tu t'en ailles... Alors va. »
Cette fois, la revenante parut comprendre. Elle lâcha la main de Telin... Elle se retourna une dernière fois vers lui avant de partir, puis le quitta, marcha loin de lui pour se perdre quelque part sous l'eau, une petite silhouette noire qui disparaissait peu à peu... Telin avait l'impression que son visage s'était enfin animé dans une expression de douce mélancolie.
Telin sentit une lame de douleur désespérée s'enfoncer en son cœur... Ce n'était plus vraiment Safera, certes, et il avait souhaité de toutes ses forces qu'elle s'en aille, mais cela lui fendait le cœur à présent qu'elle quittait son existence à jamais...

« Telin ?
Une main qui le touchait... Une main de femme... Elle était revenue, non, pourquoi avait-il voulu qu'elle revienne...
Non... Non, cette main-là était chaude, vive et inquiète... Cette fois, Telin sut qu'il se réveillait pour de bon. Pourtant, il était encore très fatigué, cela ne faisait pas suffisamment longtemps qu'il s'était endormi...
-Valdie ?
Il ouvrit les yeux. Oui, c'était Valdie qui était dans sa chambre, penchée sur lui dans l'agressive lumière artificielle.
-Tu n'arrives pas à dormir ?
-J'aurais pu te poser la même question... Je t'ai entendu dans le salon il n'y a pas dix minutes.
Telin se figea soudain. Ce n'était pas un cauchemar... Safera s'était vraiment relevée, et elle était vraiment venue le voir avant d'accepter de s'en aller... Ce ne pouvait même pas être un tour des Ômus, a priori, ils n'étaient pas là... Mais comment envisager une telle chose... Ce qui était mort était mort...
Il se reprit et faillit éclater de rire sous le coup du soulagement. Valdie l'avait entendu dans le salon, réalisa-t-il... Depuis quand sa chambre donnait-elle directement sous l'eau ? Depuis quand pouvait-il ainsi marcher tranquillement au fond des océans, sans air ?
-Somnambulisme, j'imagine... Ça ne m'était jamais arrivé auparavant, mais...
-Bon. Écoute... Moi, par contre, je n'arrive vraiment pas à dormir... J'ai trop peur. Je... peux m'installer là ? Enfin juste... Tu comprends...
Comme c'était curieux, aucune pensée érotique ne saisissait l'esprit de Telin, il n'avait même pas envie de faire une plaisanterie stupide et il était sûr sans avoir à le lui demander que Valdie posait la question en toute innocence... Le désastre était passé par là, les relations amoureuses appartenaient à un autre monde, un monde de joies mensongères...
-Si ça peut t'aider à dormir... » approuva Telin.
Au fond, lui aussi dormirait sans doute mieux s'il n'était pas seul avec ses sombres pensées... Il ne se passa effectivement rien de charnel, ils discutèrent probablement une heure ou deux de tout ce qui s'était passé, de leurs regrets sur la façon dont les choses auraient pu finir, de leurs espoirs et de leurs craintes pour eux-mêmes comme pour les morts, de la souffrance qu'ils enduraient, eux qui étaient restés vivants ; et lorsqu'ils s'endormirent enfin, la mort de Safera et Wyntar pesait toujours de tout son poids écrasant sur leurs cœurs, mais ils étaient ensemble pour y faire face, et plus aucun spectre ne vint les visiter.

Il n'y avait pas de vie possible, là où ils se trouvaient, seulement l'eau noire et l'oppression de la roche partout autour d'eux, ils s'avançaient au cœur des ténèbres les plus profondes d'Hautemer, plus profondes même que le fond des océans... Il n'y avait ici ni son, ni lumière, ni mouvement en-dehors de ce qu'apportaient les visiteurs vivants...
Les Hynors constituaient l'essentiel de la procession, en très grand nombre, portant les corps de leurs congénères tombés au cours de la bataille ; ils n'avaient pas besoin de lumière, eux, leurs ancêtres avaient vécu des millénaires loin de la lumière des Voolthergas... Telin et Valdie s'avançaient au milieu d'eux dans le décor à la fois oppressant et fantastique, protégés par leurs combinaisons sombres, portant les corps de Safera et Wyntar.
Rien d'autre ne vivait ici, il n'y avait que la roche noire... Tout était si figé que Valdie avait l'impression que ces cavernes étaient plus anciennes que les Hynors, plus anciennes même que les Ômus et toute civilisation galactique, témoins de l'Histoire d'Hautemer...
Ils étaient au cœur de l'éternité, au cœur du temps, au cœur de la mort. Rien ne vivait ici, et surtout pas les corps qu'ils y emmenaient... C'était le cimetière des Hynors, on ne venait ici que pour apporter à la mort ce qui lui revenait de droit.
Valdie frissonnait sous sa combinaison. La noire sobriété de ces lieux figés, les corps de Safera, de Wyntar, de tous ces guerriers Hynors anonymes portés par leurs semblables, le silence qui les écrasait tous... Ce ne pouvait être que son imagination, mais elle croyait entendre d'étranges crissements ou des hululements lugubres venus du fond des ténèbres, du fond des âges...
Une part d'elle voulait prendre ses jambes à son cou et partir retrouver la lumière tant que son cœur battait encore, une autre avait l'impression qu'elle devait cesser tout mouvement, toute pensée, demeurer ici avec les morts jusqu'à ce qu'elle en devienne une, au plus profond de l'obscurité éternelle...
Le docteur Iblir Fayg-Eka rompit enfin le silence accablant, mais sa voix n'existait que dans la bulle de vie temporaire que constituait le cortège au pays des morts, le silence serait toujours souverain ici...
« La troisième salle approche de nous. » prévint-il.
Il ne prononça pas un mot de plus. On ne parlait pas plus que nécessaire ici, on ne voulait pas savoir ce que l'on risquait de réveiller... Il y avait quelque chose de véritablement fantomatique dans cette armée d'Hynors et les deux Chiss qui les accompagnaient sans mot dire, comme s'ils étaient aussi morts que les défunts qu'ils portaient...
Allez, après ça, ce sera fini, vraiment fini, se martela Valdie. C'était ce qu'elle se répétait depuis son réveil pour se forcer à garder la tête hors de l'eau... Safera et Wyntar étaient morts, oui, la mémoire de Valdie toute entière en paraissait ensanglantée, mais cette brèche dans la réalité qu'elle avait ouverte en plongeant vers les chasseurs Kryshzlas dans l'atmosphère d'Hautemer allait se refermer lorsqu'elle serait sortie d'ici... Ils allaient enterrer Safera et Wyntar, puis ils repartiraient grâce aux sous-marins Kryshzlas. Ce serait fini. D'une certaine façon, Hautemer manquerait à Valdie, mais elle éprouvait un besoin irrépressible de quitter cette planète, de se convaincre que le cauchemar était fini... Sauf que Safera et Wyntar n'en auraient pas réchappé.
Qu'elle aurait aimé pouvoir se forcer à se détacher de tout cela, comme d'habitude... Mais non, le choc était encore trop fort et trop récent, elle ne parvenait pas à détourner les yeux de l'abysse, et cela lui faisait plus mal que tout, elle qui avait pour habitude de verrouiller son cœur...
Ils débouchèrent en effet sur une immense salle enténébrée, le plafond n'était même pas visible... À la lueur de son casque, Valdie vit se dessiner des étages creusés à même la roche, des arcades gothiques sans fin et de grandes passerelles, le tout taillé à même le roc des millénaires auparavant par de courageux travailleurs Hynors... Iblir avait expliqué à Telin et Valdie que la légende voulait que tous ceux qui avaient façonnés cette salle étaient morts ici pour y être entrés sans avoir apporté à la mort son dû. En vérité, plus personne aujourd'hui parmi les Hynors ne pouvait dire qui exactement avait sculpté les arcades du cimetière géant, ni même s'il s'agissait bien d'Hynors...
Ils commencèrent tous ensemble à nager directement vers le premier étage, vers les arcades, les Chiss requérant l'aide des Hynors pour transporter leurs morts. Les cadavres d'Hynors emmenés ne représentaient en fait qu'une fraction de tous ceux qui avaient péri, la plupart avaient fini déchiquetés par le Bunyip...
Ils approchaient d'une arcade... Des tombeaux étaient alignés des deux côtés du couloir qui la prolongeait, on avait gravé de superbes effigies Hynors et toutes sortes de créatures à la fois belles et effrayantes sur les parois... Des Hynors s'y engouffrèrent, d'autres continuèrent jusqu'aux arcades suivantes.
« Venez, indiqua le docteur Iblir aux Chiss. Lorsque vos compatriotes sont venus avec nous cinquante ans avant, nous avons choisi de consacrer une arcade aux êtres de la surface qui ont vécus ou combattus à nos côtés. »
Valdie ne voulait pas savoir combien de tombeaux exactement avaient déjà été prévus... Il lui semblait d'ailleurs que quel que ce soit le nombre, il ne pouvait répondre à aucune logique de prévision, il ne pouvait même pas être rond ; il avait nécessairement été déterminé d'une façon qui pourrait paraître hasardeuse mais qui avait en fait ses raisons mystiques, et qui se trouverait justifiée à la fin des temps par le nombre exact de morts...
Aidés de deux Hynors, les Chiss suivirent Iblir au milieu des autres créatures serpentines, qui s'enfonçaient en masse mais calmement sous les arcades en un spectacle mystérieux et effrayant, comme s'ils étaient tous dominés par une seule et même entité mystique ; deux autres Hynors fermaient la marche, portant le corps de Aunf Voorth. Les Hynors avaient pensé qu'il avait mérité par le rôle qu'il avait joué avec Safera d'être enterré aux côtés des leurs.
Ils s'étaient considérablement éloignés des premières arcades lorsqu'ils parvinrent à celle des êtres de la surface ; les Hynors avaient choisi d'en faire une salle sèche pareille à la maison des Chiss. Le dispositif du sas paraissait totalement déplacé sous l'arcade.
Valdie voyait des gravures représentant des Chiss d'une façon simplifiée qui leur donnait une aura de mystère, comme s'ils représentaient finalement mieux ce qu'étaient Valdie et les siens que ne l'auraient fait des effigies plus détaillées... À côté, à la place des animaux réels ou fantastiques d'Hautemer, les artistes Hynors avaient représenté ce qui devait être des vaisseaux spatiaux ou des sous-marins...
« Nous n'oublierons pas ce que vous avez fait pour nous, rappela Iblir avant qu'ils n'entrent dans le sas. Wyntar et ce Kryshzla sont morts pour nous libérer, et Safera... Elle nous a tous sauvés par son courage.
-Elle nous a tous sauvés, oui, et finalement, elle est morte pour rien... déclara douloureusement Valdie. Nous avons tous perdu trop de monde là-dedans, bien sûr, mais... bref.
-Vous allez nous quitter, vrai ? demanda Iblir.
-Je pense que oui, pour ma part, répondit Telin. Puisque je le peux à présent, il faut que j'aille retrouver mes compagnons d'armes au sein des forces Chiss et ma femme. Ça n'a rien à voir avec Hautemer, l'important n'est pas de savoir où nous sommes tant que nous y sommes ensemble...
-Moi aussi, je repartirai, confirma simplement Valdie.
-Morts ou vivants, ici ou ailleurs, nous n'oublierons pas ce que vous avez fait pour nous, répéta Iblir. C'était une chance pour nous que les Kryshzlas vous aient abattus dans notre ciel et que vous soyez partis rencontrer les Ômus ; cela aurait pu nous permettre de nous libérer et de sauver les vôtres d'un piège dans le monde des êtres de la surface... C'est ce qui s'est produit, d'ailleurs, mais la folie du Général Hassano a transformé notre victoire en un massacre effroyable et nous a même coûté celle qui nous a permis d'y survivre. Cela aurait pu finir autre.
-C'est vous qui nous avez sauvés les premiers, nous ne l'avons jamais oublié, souligna Telin. Après cela... Nous avons voulu faire au plus juste, vous aider, et aider cette planète à se libérer. Safera, surtout. Elle était fascinée par tout ce qu'elle voyait ici. Du début à la fin, c'est elle qui a voulu en faire le plus pour aider ceux qui avaient besoin de nous ; elle n'était pas vraiment une chef, et pourtant, c'est bien elle qui nous a menés d'un bout à l'autre de cette aventure...
-C'est elle qui a eu assez de volonté pour m'emmener jusqu'aux Ômus, rappela Valdie. Bon, finissons-en, que ceux qui sont morts pour Hautemer y reposent. »
Ils allaient effectivement passer le sas, mais ils se figèrent soudain ; une clameur de sifflements stridents montaient jusqu'à eux dans l'eau... Telin et Valdie étaient dans l'incapacité de comprendre ce que hurlaient les Hynors, défiant le silence majestueux des lieux, mais le docteur Iblir et les deux autres Hynors parurent soudain extrêmement préoccupés... Ils se tournèrent brusquement vers l'extérieur, levèrent la tête vers les eaux noires qui devaient occuper le haut de la salle comme si un vaisseau spatial approchait... Mais Valdie ne voyait rien, absolument rien...
Pourtant, les sifflements ne diminuaient pas d'intensité...
« Voyez-vous ? demanda Iblir aux deux Chiss, entre deux échanges dans sa langue avec les autres Hynors.
-Non... Qu'y-t-il ? questionna Telin.
Iblir ne répondit pas, et Valdie sentit l'anxiété la gagner... De toute évidence, l'éclairage de son casque n'était tout simplement pas suffisant pour lui permettre de voir ce que les Hynors distinguaient sans difficulté ; qu'y avait-il, là-haut, que les Hynors observaient craintivement, mais sans oser faire un seul mouvement de fuite, encore moins détourner les yeux ?
Alors, sentant son cœur s'accélérer tout en sachant qu'une part d'elle-même souhaitait mourir depuis la veille, Valdie vit. Des formes lumineuses floues, à l'éclat subtilement bleuté, descendaient lentement sur la salle noire, et dans leur lueur, Valdie distinguait des contours noirs, sinistres, aux proportions effroyables... Des tentacules, d'énormes tentacules noirâtres...
Les formes lumineuses se renforcèrent, gagnèrent en nombre et en intensité, et la gigantesque forme sinistre devint clairement identifiable ; un Ômu, un Ômu qui descendait lentement vers eux dans l'eau... Deux autres titans devinrent visibles, et les trois Ômus nagèrent jusqu'à se trouver juste en face des arcades d'où les contemplaient les Hynors et les Chiss, subjugués... Plus aucun sifflement ni aucun bruit d'aucune sorte ne se faisait entendre.
Que leur voulaient-ils, à présent ? Ils n'étaient plus les seigneurs craints mais bienveillants d'Hautemer, à présent ; les Ômus, c'était le Bunyip, le bain de sang, le cauchemar...
Soudain, Valdie sentit le corps de Safera bouger entre ses mains, comme s'il voulait lui échapper... Non, ce n'était pas son imagination, ils voyaient tous le corps qui bougeait comme pour quitter les mains de Valdie, qui cherchait à s'élever dans l'eau ! Instinctivement, elle s'accrocha plus fort que jamais à son amie décédée, glacée... L'Hynor qui tenait le corps avec elle lâcha.
« Laissez, Valdie. » suggéra Iblir.
La respiration haletante face à une manifestation aussi physique, aussi indéniable du mystérieux pouvoir des Ômus, Valdie obéit et laissa à contrecœur la morte continuer à s'élever seule dans l'eau, sous ses yeux, toute entière au sombre pouvoir des Ômus... Le corps sans vie cessa de monter et franchit la passerelle en lévitation dans l'eau noire, s'éloignant de Valdie, de Telin et des Hynors... Il pénétra dans l'espace où régnait la lumière bleutée des Ômus, où leurs sinistres tentacules se mouvaient dans l'eau, menaçants...
Le corps de la petite jeune femme resta un instant suspendu dans les eaux, juste en-dessous des tentacules de l'un des Ômus...
Puis il y eut un grand bruit, un fracas épouvantable quelque part au-dessus, sembla-t-il à Valdie, et la Chiss ne vit soudain plus rien, plus rien d'autre que l'éclatante lumière bleue qui effaça brusquement les ténèbres aquatiques, une lumière que l'on aurait dit venue d'un autre monde... À en juger par les sifflements qui reprirent de plus belles, les Hynors étaient aussi aveuglés...
Valdie s'efforça de rester calme ; ce n'était pas grave, quoi qu'il puisse se produire à présent, ça ne pouvait plus la toucher, plus rien ne le pouvait après tout ce qu'elle avait traversé... Si elle mourrait maintenant, eh bien, tant mieux... Elle ferma les yeux, mais elle percevait toujours l'éclat à travers ses paupières...
Quelques minutes passèrent durant lesquelles l'imagination de Valdie multiplia les hypothèses sans parvenir à en trouver une seule qui soit suffisamment cohérente pour être suivie jusqu'au bout... Puis la lumière disparut avec un mot unique, prononcé avec la force d'une voix qui paraissait surgir d'outre-tombe : « ADIEU. »
Il sembla à Valdie entendre comme un doux tintement qui s'éloignait jusqu'à ne plus être audible...
Ce fut tout. Elle rouvrit les yeux.
Les Ômus avaient disparus, leurs Suivants à l'éclat bleuté également. Cependant, lorsque Valdie et les autres vivants baissèrent les yeux vers le fond de la salle, une lumière bleutée, douce et apaisante, irradiait d'une sorte de petit dôme, en bas, fait d'une matière comparable à du verre... À travers l'éclat, Valdie croyait apercevoir une silhouette sombre...
Elle prit enfin la parole, sans bien savoir ce qu'elle allait dire :
« Les Ômus... Ils ont...
-Je crois qu'ils ont construit une tombe à Safera, oui, confirma Telin.
-Descendons, suggéra hâtivement Iblir.
Après un court instant de réflexion, le mouvement fut unilatéral : toute la masse des Hynors commença à redescendre avec eux à la nage, lentement mais sûrement. Lorsque Valdie et Telin furent redescendus à leur tour, l'étrange petit dôme opalescent était toujours là, solidement implanté au milieu de la salle millénaire comme s'il avait toujours fait partie d'elle... Le sol de roche noire semblait s'être décollé pour accueillir la bulle, les deux matières étaient unies, à présent... C'était beau et paisible à la fois, rien à voir avec la splendeur écrasante d'un diamant, le tombeau minéral n'était que paix et tristesse... Cependant, lorsque Valdie toucha l'étrange matière, elle lui parut d'une dureté à toute épreuve.
Et Valdie voyait à travers lui... Une jeune femme à la peau encore plus bleue que les parois était allongée sur le fond du minéral, vêtue de noir, les yeux fermés, reposant pour l'éternité. Elle n'avait pas changé visuellement, mais protégée par la tombe bleue, elle n'était plus le cadavre ouvert et sanglant de la veille, la preuve irrévocable de la mort de Safera. Elle dormait, tout simplement, attendant de se réveiller un jour où la vie aurait à nouveau besoin d'elle, le tombeau-bulle veillerait à ce qu'elle demeure toujours ainsi en attendant ce jour...
Valdie doutait que l'héroïne puisse jamais se réveiller, mais ses yeux y croyaient, et c'était déjà bien.
« Comment les Ômus ont-ils pu réaliser un tel tour de force ? s'interrogea Telin.
-Peu importe, c'est parfait, conclut Valdie. Je ne veux plus jamais entendre parler d'eux, mais ils n'ont pas oublié que c'est aussi par leur faute que Safera est morte, et ils ont bien fait.
Telin se tourna vers Iblir.
-Vous avez entendu comme moi leur adieu ? Que voulaient-ils dire, à votre avis ? S'agissait-il simplement d'un témoignage de leur regret pour la mort de Safera ou renoncent-ils à se mêler de vos affaires ?
-Je l'ignore, répondit le médecin Hynor. Mais ils avaient de l'estime pour Safera, et il est possible que cela leur ait fait prendre conscience qu'ils sont allés trop loin... L'avenir nous le dira. J'avoue que je ne sais pas ce que nous deviendrons sans les Ômus... Mais même si cela doit être synonyme de malheur, c'est peut-être mieux ainsi. C'est ce que je me demande après les évènements de la veille, mais j'ai peur de me tromper... Mais nous sommes pas encore là. Quoi qu'il en soit, ils ont rendu un dernier hommage à Safera, et pas des moindres ; c'est plus qu'ils n'en ont jamais fait à notre connaissance pour un être qui ne soit pas l'un des leurs, à plus forte raison étranger à Hautemer.
Valdie hocha la tête.
-Remontons, il nous reste à donner sépulture à Wyntar et à Voorth. »

Plus aucun être de la surface survivant ne tenait à rester davantage sur Hautemer ; suivant les directives des Ômus d'avant la désastreuse bataille, les Hynors et les Chiss acceptèrent de laisser les Kryshzlas repartir chez eux, les soldats ennemis étaient théoriquement libres de revenir sous les ordres du seigneur Heckara dévaster d'autres planètes, car le sang n'avait que trop abondamment coulé sur Hautemer.
Cependant, en pratique, Telin doutait que la plupart d'entre eux reprennent jamais leurs sanglants agissements, du moins pas avant longtemps ; ils avaient lutté ensemble pour survivre face aux monstres d'Hautemer, et cela les avait indéniablement rapprochés, ils étaient semblables, à présent. Et puis, comment cautionner quelque violence que ce soit lorsqu'on savait ce qu'avait réussi Safera avant d'être ignoblement assassinée ?
Quant aux Chiss, ce furent les Hynors qui prirent les commandes de sous-marins remonteurs confisqués à l'ennemi pour remonter les chasseurs Kryshzlas qu'ils avaient pris à la base, ils les élevèrent lentement loin dans l'eau au-dessus de Fayg, loin au-dessus du fond des océans où ils avaient vécu toute une nouvelle vie l'espace de ce qui n'avait pourtant été qu'une semaine ; il n'y eut bientôt plus que l'eau de toutes parts, qui s'éclaircissait à mesure qu'ils approchaient du soleil. Le sous-marin continua sa longue ascension sans faillir alors qu'ils réfléchissaient encore à tout ce qu'ils avaient traversé et qui s'éloignait à présent d'eux, coupé des Chiss par une masse d'eau titanesque ; il continua jusqu'à ce qu'enfin il crève la surface des flots et propulse leurs chasseurs à l'air.
Ils étaient sortis de l'océan, sortis du monde des abysses où ils avaient passé sept jours qui auraient tout aussi bien pu être une existence entière ; la masse effrayante de l'eau était en-dessous d'eux pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés dans l'autre monde. Lorsqu'ils avaient plongés en elle, c'était pour sauver Valdie, et Safera et Wyntar étaient alors deux Chiss bien vivants, un jeune pilote enthousiaste et une étrange jeune femme au cœur de perle, c'était là sa plus grande force et sa plus grande faiblesse.
Il ne pleuvait plus, les nuages gris avaient quitté le ciel d'Hautemer pour laisser les Chiss voir la lumière du soleil pour la première fois depuis bien longtemps ; mais c'était le crépuscule lorsque les chasseurs de Telin et Valdie quittèrent l'atmosphère, le soleil disparaissait et le ciel était rouge de sang.

C'était le matin, il y avait donc encore toute une journée à affronter ici, sur Tehirahs, avant de retrouver un faible moment de repos ; il y avait des jours où Sev'rance Tann avait l'impression de passer sa vie à attendre la fin des journées, en espérant qu'elle y survive... Les jours étaient presque tous identiques, ici, d'attente, de combat et de chaleur éprouvante pour la peau d'une Chiss, et elle avait l'impression d'être le seul élément constant au milieu de compagnons d'armes qui tombaient les uns après les autres ; elle endurait sa vie de fantassin Chiss seule, et aucune récompense ne semblait visible à la fin de la course, seulement de nouvelles journées à combattre... seule.
Sev'rance ne voulait pas être seule. Ou plutôt, elle ne le voulait plus. Elle avait pourtant d'abord pensé devoir traverser son existence ainsi, n'attendre aucune récompense, n'avoir aucune relation personnelle qui donne un peu de sens à ses sacrifices ; elle savait alors qu'elle allait souffrir ainsi, mais elle y voyait la preuve de sa valeur, la preuve qu'elle n'était pas celle que certains voyaient en elle. Elle n'aurait pas supporté d'être quelqu'un d'ordinaire, de toute façon, se fût-il agit d'une personne ordinaire heureuse. Ce n'était pas pour elle.
Mais il fallait croire que les choses changeaient... À présent qu'elle avait fait la connaissance de Safera, elle se sentait incapable de revenir à une telle existence, et elle ne savait pas comment elle avait pu la supporter si longtemps ; la vie pouvait être belle, Sev'rance n'était pas obligée de passer son existence à lutter seule contre tous. Elle ne connaissait rien de plus déconcertant que le sentiment d'être aimée, d'être vraiment aimée, pour ce qu'elle était et non pour ce qu'elle faisait ; soudain, son existence avait pris sens dans les bras de Safera sans qu'elle ait besoin de se battre pour lui en donner un...
Simplement parce que Safera était là.
Sev'rance l'aimait, c'était indéniable, elle qui pardonnait si facilement, elle qui paraissait à ce point étrangère à la violence et aux mensonges qui avaient dévoré la vie entière de Sev'rance... Elle venait d'un autre monde, en vérité, et en la voyant, Sev'rance reprenait espoir en d'autres choses qu'en les armes... Tout ce qu'elle avait appris et compris lui hurlait que c'était un mensonge et que c'était en s'y laissant prendre que l'on renonçait, mais rien n'y faisait, Sev'rance n'avait pu s'empêcher de se dire que Safera incarnait celle qu'elle aurait voulu être plutôt que celle que les circonstances l'avaient forcée à être, l'espoir d'une voie différente... Safera était à la fois différente et semblable, et c'était pour cela que Sev'rance aimait plus que tout se trouver avec elle. Elle ne réagissait jamais comme les autres, Sev'rance sentait le bouillonnement intérieur en elle à chaque fois qu'on lui parlait, angoisse lorsque c'était quelqu'un d'autre, mais chaleur brûlante lorsque c'était Sev'rance ; elle cherchait toujours à faire au mieux, sans même se poser de questions, simplement parce qu'elle aimait les gens. Sev'rance était semblable sur ce plan, mais elle ne savait pas tenir la colère et la haine éloignées de son cœur comme le faisait Safera sans même avoir à y penser... De la même façon, la petite jeune femme attirait Sev'rance physiquement, elle aimait suivre ces vifs yeux rouges pleins de rêves et de gentillesse, elle aimait contempler ce visage aux traits si subtilement taillés qu'ils en étaient insaisissables, observer sans fin les lignes de son corps... Sev'rance n'avait jamais nourri pareils sentiments pour une autre femme, contrairement à Safera qui ne connaissait que cette étrange attirance, et il lui avait fallu un moment pour se rendre compte de ce qu'elle éprouvait pour Safera, cela avait été une expérience aussi enivrante que déconcertante. Sa relation avec Safera avait surtout appris à Sev'rance beaucoup de choses sur elle-même.
Sev'rance avait besoin d'elle, maintenant, elle avait besoin de cette source permanente d'espoir et de réconfort ; et plus encore, elle tenait à elle, elle la savait aussi fragile que précieuse... Sev'rance aurait vraiment voulu avoir Safera avec elle sur Tehirahs, tant pour reprendre espoir au milieu de la guerre que pour être sûre qu'elle pouvait la protéger. Mais Sev'rance n'avait aucune idée d'où pouvait être Safera en cet instant, et comme toujours, elle ne pouvait empêcher les inquiétudes les plus noires de la dévorer vive...
C'était même pire cette fois, à vrai dire. Sev'rance savait que la Main Bleue avait participé il y a quelques jours à une bataille de grande ampleur, et elle était sans nouvelles de Safera avant même la bataille... Elle n'en dormait plus, ses nuits devenaient pires que ses jours, elle suppliait les combats de reprendre vite afin que la peur de son corps chasse celle de son esprit.
Elle qui était si pragmatique, comment était-ce possible... Mais c'était qu'elle avait découvert avec Safera qu'elle avait en fait deux cœurs, l'un rougeoyant, brûlant du désir de combattre sans fin pour protéger ses alliés et vaincre ses ennemis, l'autre fragile petite perle qu'un rien pouvait saisir ou briser, réservé à ceux qui savaient voir au-delà du premier... Ce cœur-là plongeait dans l'émerveillement ou la tristesse aussi sûrement que Safera le faisait en toute occasion, il donnait un sens différent à la vie de Sev'rance, qu'adviendrait-il de lui si celle à qui elle l'avait confié n'était plus ?
« Lieutenante Tann ? l'appelait quelqu'un, interrompant le cours de ces sombres pensées qu'elle ne pouvait s'empêcher de se marteler avec un certain masochisme ces derniers jours.
C'était Lat'oira'tann, l'un des rares fantassins Chiss qu'elle connaisse quasiment depuis le début de son engagement sur Tehirahs.
-Qu'y-t-il ? demanda la Lieutenante. Ils ont encore besoin de nous à l'est ?
Sev'rance avait bien conscience que personne a priori ne partageait son étrange don pour anticiper les évènements, mais elle soupçonnait tout de même les officiers en charge de la gestion de la situation à l'est de faire preuve d'une certaine incompétence, et elle espérait que le Colonel Zarden ne tarderait pas trop à revoir la chaîne de commandement. En attendant, les Kryshzlas avaient compris et ils ne tentaient plus grand chose du côté défendu par les troupes de Sev'rance.
-Non, infirma le sergent Dalkie. Mais il y a ici un pilote qui voudrait vous parler...
En effet, un Chiss en combinaison de pilote se tenait aux côtés de Dalkie et Toirat, paraissant totalement déplacé dans les montagnes de Tehirahs... Sev'rance s'arrêta soudain de marcher vers eux et fut prise de tremblements violents. Non... Non...
-Lieutenante ?
Ils n'avaient pas l'habitude de la voir dans un tel état, naturellement... Ils ne connaissaient que son autre cœur...
Le pilote s'avança vers elle, et, comprenant qu'elle se sentait mal, il lui prit doucement le bras comme pour l'empêcher de tomber.
-Mon nom est Brast'eli'nuruodo, dit-il, s'efforçant d'être apaisant mais incapable de dissimuler sa propre émotion. Je suis Lieutenant de l'escadron Main Bleue. Vous... savez pourquoi je suis ici, n'est-ce pas ? Vous aimiez Safera ?
-Oui... Que lui est-il arrivé ? demanda Sev'rance, mortifiée.
Sev'rance suppliait de tout cœur pour que Safera fut vivante, au moins vivante, même blessée, même prisonnière, même loin d'elle à jamais... Tout, tant que son éclat brillait encore quelque part dans la Galaxie pour ceux qui en avaient besoin... Brusquement, rien n'était plus important au yeux de Sev'rance, il fallait simplement que Safera existe encore, juste cela... Ni victoire ni réconfort, simplement la satisfaction de savoir que Safera vivait...
-C'est une très longue histoire... Mais elle est tombée. Je suis désolée. »
À l'instant où Telin prononça ces mots, ce fut une part de Sev'rance elle-même qui mourut pour ne plus jamais renaître. Elle sentit son cœur se consumer instantanément pour ne plus laisser que des cendres, son véritable cœur, le seul qu'elle ait jamais eu, celui qui lui apportait l'espoir que la Galaxie pouvait être différente, qu'elle-même pouvait devenir une autre... Elle n'était plus rien, sans Safera, et l'univers n'était plus rien non plus, plus rien d'autre que ce qu'il avait toujours été, un endroit sombre et sans grandeur qu'elle haïssait ; Safera avait été la seule chose précieuse dans cet univers, et l'univers l'avait tuée, d'une façon ou d'une autre... C'était ainsi que finissaient tous ceux qui pensaient le changer sans détruire... Il n'y avait plus rien à sauver... Sev'rance compris, elle n'était plus rien, à présent... Des cendres... Son cœur, son esprit, l'univers, tout n'était plus que cendres, à présent, qu'allait-elle faire maintenant ?
Sa vie avait eu un sens, à un moment donné, dans les bras de Safera, mais elle n'en avait plus aucun aujourd'hui... Celle qu'elle aimait était partie là où plus personne ne pourrait la retrouver, et Sev'rance n'avait plus qu'à brûler de désespoir jusqu'à sa propre mort, loin d'elle... Son cœur agonisait d'une soif que plus personne ne pourrait étancher...
Mourir... Elle voulait mourir... Elle voulait que l'on comprenne à quel point ce qui s'était produit était mal, à quel point c'était la preuve définitive que la corruption l'emportait toujours sur tout... Mourir... Détruire... Tout serait bon, mais Sev'rance plongeait dans les ténèbres et les flammes pour ne plus jamais en sortir...
« Tann, ça va aller ? J'ai beaucoup de choses à vous expliquer, en espérant que les Kryshzlas vous laisseront tranquille, aujourd'hui... Mais Safera vous aimait profondément et elle tenait à vous plus qu'à n'importe quoi d'autre... Elle ne nous parlait pas beaucoup, mais j'ai appris au moins cela. Alors je vous en prie, soyez forte.
Les paroles l'atteignaient à peine, elle savait que c'était vrai, mais elle ne pouvait pas... À quoi bon, d'ailleurs, plus rien n'avait de sens, à présent ; même combattre laisserait Sev'rance de marbre, l'Ascendance Chiss pouvait bien s'effondrer, la Galaxie être envahie par tout ce que l'espace recelait de pire, ça n'avait plus d'importance... Tout ce que demandait encore Sev'rance, c'était que Safera n'ait pas trop souffert, mais elle en doutait...
Tu sais que je ne le supporterai pas, si tu meurs, n'est-ce pas?
Tu sais que je ne le supporterai pas, si tu meurs, n'est-ce pas?
J'aurais dû être là.
C'était fini... Sev'rance ne se sentait pas à nouveau seule, elle se sentait déchirée en deux, le sang s'échappant d'elle par larges flots rouges, et son agonie durerait jusqu'à ce que... jusqu'à ce qu'elle meure elle aussi... Elle était déjà morte, de toute façon, elle n'était plus qu'un mécanisme sans âme, maintenant, elle le savait, et c'était pire que tout... Lorsque son cœur s'arrêterait, ce ne serait pas sa mort mais sa libération d'une parodie de vie...
-Tann ? Venez... Vous devez savoir ce qui s'est passé...
-Allez-y, Lieutenante, l'encouragea Toirat, les Kryshzlas sont plutôt tranquilles par ici jusque-là, nous veillerons au grain... Nous comprenons. Tout le monde a le droit de faillir une fois, surtout vous...
-Vous allez tenir le coup ? insista Telin.
-Je ne sais pas, répondit enfin Sev'rance. Je ne sais vraiment pas. »
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