StarWars-Universe.com utilise des cookies pour faciliter votre navigation sur le site, et à des fins de publicité, statistiques, et boutons sociaux. En poursuivant votre navigation sur SWU, vous acceptez l'utilisation des cookies ou technologies similaires. Pour plus d’informations, cliquez ici.  
Chapitre V
 

-Ouais, je préfère ne même pas savoir ce que mangent les Hynors... Mais bon, nous n'allons pas pouvoir vivre ici d'amour de l'océan et d'eau fraîche, quoi...
C'était la voix de Wyntar, elle venait d'une pièce située en-dessous. L'espace d'un instant, Safera joua à essayer de ne pas se rappeler où elle était et ce qui s'était passé, à se faire croire que lorsqu'elle ouvrirait les yeux, elle serait à bord d'un vaisseau de guerre Chiss... Mais c'était faux, bien entendu ; lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle trouva l'interrupteur de l'éclairage exactement là où elle l'avait laissé avant de s'endormir, et lorsqu'elle alluma, elle se retrouva exactement là où elle s'était endormie, dans une chambre à la fois familière par ses formes et totalement étrangère par les matériaux qui la composaient. Et elle ne put davantage empêcher ses souvenirs de la veille de lui revenir, ils fondaient sur elle en un assaut dévastateur.
Non, tout cela n'était décidément pas un cauchemar, elle était vraiment prisonnière ici, dans la cité des abysses, elle ne reverrait vraiment pas Sev'rance Tann ni aucun autre des membres de son peuple qu'elle avait laissé derrière elle, et la flotte Chiss fonçait vraiment dans une embuscade... Du moins, c'était un cauchemar dont elle ne parvenait pas à s'éveiller.
Mais d'autres souvenirs lui revinrent à l'esprit : la beauté de la cité de Fayg, la découverte de cet endroit qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait connu, et sa conversation d'hier soir avec Telin et Wyntar... Était-ce d'un cauchemar ou d'un rêve qu'elle n'arrivait pas à se réveiller ? Pour la première fois de sa vie hormis les moments qu'elle avait passés avec Sev'rance, elle avait eu l'impression qu'elle méritait autant d'attention que n'importe qui d'autre, elle n'avait pas eu peur de parler.
L'idée qu'elle ne serait peut-être pas si malheureuse ici lui paraissait bizarre, et même paradoxalement indésirable, comme si c'était une trahison envers tout ce qu'elle avait connu avant d'arriver ici...
- Safera, tu es réveillée ? demanda la voix de Telin de l'autre côté de la porte.
- Oui, j'arrive. Mais n'ouvrez pas, je suis toute nue.
- D'accord, rejoins-nous quand tu voudras. Et arrête de me vouvoyer, les grades n'ont plus tellement d'importance, au point où nous en sommes...
Safera se vêtit et sortit de sa chambre pour retrouver ses... ses compagnons d'armes, ou ses amis ? Elle ne savait plus.
- Et alors, vous vous réveillez avant moi, et il n'y en a pas un seul de vous deux pour aller nous pêcher quelque chose à déjeuner ? demanda Safera en descendant, étrangement détendue.
Pourvu qu'ils ne l'ignorent pas et ne se moquent pas d'elle, elle tomberait de haut... Les deux Chiss étaient assis sur le pseudo-canapé.
- Ça tombe bien, nous étions en train de nous demander ce que les Hynors allaient nous servir... répondit Telin.
- Ouais, mais nous pensions que c'est toi qui t'occuperais de nous faire à manger, rétorqua Wyntar avec un sourire. Tant que Valdie ne sera pas remise, tu es la seule femme ici, je te rappelle...
- Ah, je peux vous préparer le petit déjeuner, mais c'est vous qui allez le pêcher, alors...
Telin rit.
- Ici, les poissons doivent faire au moins dix mètres de long, nous ne serons pas trop de trois pour en attraper un...
- Ouais, eh bien espérez que Valdie va se remettre, parce que quand vous aurez vu comment je cuisine...
- Ce n'est pas vrai, mais il y a quoi dans l'air, ici, pour que des soldats Chiss se mettent à plaisanter ? demanda Wyntar avec un bref éclat de rire.
- Pire ! Pour que Safera se mette à plaisanter ! Les Chiss qui sont passés avant nous ont dû leur indiquer comment produire un gaz hilarant en guise d'air...
Wyntar fut le premier à reprendre son sérieux :
- Dites-moi, sérieusement, Lieutenant Telin... Vous avez posé la question à Safera hier, mais... et vous, il y a quelqu'un qui va vous manquer en particulier, ici ?
- Oui... Tous les autres membres de l'escadron Main Bleue vont me manquer bien sûr, mais... j'ai une femme sur Csilla, et elle ne va pas être ravie de se croire veuve... Ce qu'elle va être plus ou moins d'ailleurs, nous ne sommes pas morts, mais nous sommes totalement coupés du reste de la Galaxie ici, et pour toujours ; pour eux, ça revient au même... et pour nous aussi, d'une certaine façon. Et toi, il y a quelqu'un dans ta vie ? Enfin, il y avait ?
- Non...
- Dommage, ou tant mieux... Bah, rassure-toi, ici, il y a toujours un espoir pour que Valdie se remette ; sinon, par contre, tu vas devoir essayer de convertir Safera...
- Ah, vous n'allez pas recommencer, dit la jeune femme, mais elle affichait un large sourire.
- Non, sérieusement, Lieutenant... Si vous tenez à votre femme, si vous tenez aux gars de l'escadron Main Bleue... et si vous tenez à ce que notre flotte obtienne la victoire contre les Kryshzlas... nous devons tenter l'impossible pour aller à la base Kryshzla. Avec ou sans les Hynors.
- Je ne vous avais pas dit de vous sortir cette idée de la tête ? soupira Telin. Et de ne plus tenir compte de mon grade, par la même occasion...
- Mais nous n'avons pas besoin des Hynors ! Si eux ne veulent rien tenter, très bien, ça les regarde, mais...
- Wyntar, est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu veux que nous tentions quelque chose... à nous trois ? Quatre, peut-être, si Valdie survit ? Sans armes ? Tu sais que même la décision de Safera d'aller chercher Valdie avec une nuée de chasseurs Kryshzlas au-dessus de nos têtes hier parait très raisonnable, à côté de ça ?
- Attends... nous ne sommes pas obligés de détruire toute la base... Il suffirait que nous parvenions à nous infiltrer, à voler quelques chasseurs, et nous pourrions nous enfuir, nous pourrions peut-être au moins prévenir l'Ascendance Chiss de ce qui se prépare à temps...
- Oh, épargne-moi tes fantasmes... Nous faire tuer bêtement, c'est tout ce que nous allons réussir si nous t'écoutons... Nous ne connaissons pas ce territoire, nous sommes quatre Chiss contre une base entière de Kryshzlas qui n'ont pour l'instant à se soucier de rien d'autre que de leur sécurité ; nous allons nous faire tuer si nous tentons quoi que ce soit, et ce n'est pas pour cela que la guerre ira mieux... Il faut savoir faire la différence entre le difficile et l'impossible.
- Alors on fait quoi, on reste ici à se la couler douce chez les serpents de mer pendant que nos amis vont mourir ?
- Si tu as une meilleure idée, j'aimerais beaucoup l'entendre ! Bon, on n'avance pas beaucoup, là... Safera, tu en penses quoi ?
- Moi ? Euh... Eh bien, il me semble que si les Hynors ne veulent pas tenter quelque chose contre les Kryshzlas, ce n'est peut-être pas tant parce que quelque chose leur rend la tâche impossible que parce que cela mettrait leur peuple en danger d'une façon ou d'une autre... Les Kryshzlas doivent détenir un moyen de pression sur eux... et je ne veux pas mettre leur peuple en danger. Donc, euh, ce n'est que mon avis, mais je pense que nous ne devrions rien tenter au moins jusqu'à ce que nous sachions ce qui empêche les Hynors d'agir...
Safera se maudit d'être incapable de défendre son point de vue dans une conversation sans qu'on le lui demande... Plonger vers une mort certaine sur Hautemer à la recherche de Valdie sans écouter personne, ça, elle pouvait tout à fait le faire ; mais essayer de discuter et risquer de se ridiculiser en défendant son point de vue, en revanche, cela lui causait les pires difficultés.
- Je croyais que tu n'aspirais à rien autant qu'à retrouver ta Sev'rance Tann ?
- Moi, oui, et si cela ne concernait que moi, je serais déjà partie à la recherche de la base Kryshzla quels que soient les risques ; mais ma décision concerne aussi les Hynors, alors je dois tenir compte de ce que eux veulent.
- Voilà, merci, approuva Telin. Écoute, on ne te demande que d'attendre au moins jusqu'à ce que les Hynors nous en disent plus à ce sujet, c'est si dur que ça ?
- Bon, d'accord, laissez tomber, c'est vrai que c'était une idée stupide...
- Ne le prends pas mal, hein, ça peut arriver à tout le monde de commettre des erreurs ; si Safera n'avait pas été là, nous serions restés flotter sur nos chasseurs jusqu'à ce qu'ils coulent...
Étrangement, Safera se sentait encore plus gênée par les compliments que par les reproches, mais elle n'y prit pas garde dans ce cas précis, elle avait d'autres choses à penser.
- D'accord, d'accord... s'inclina Wyntar. C'est juste que... c'est dur de penser que nous resterons bloqués ici pour toujours pendant que...
- Je sais... Nous sommes des Chiss, nous n'oublions pas notre devoir facilement ; mais en l'occurrence, il va falloir te faire à l'idée que nous ne pouvons réellement rien faire... à part nous faire tuer, bien sûr.
Une sorte de signal sonore assourdi interrompit la conversation.
- Ça doit être les Hynors... supposa Telin. Bon, eh bien, nous pouvons reprendre nos combinaisons... J'espère qu'ils apportent de quoi déjeuner !
- Et moi, j'espère qu'ils viennent nous dire que Valdie est tirée d'affaire... répliqua Wyntar d'un ton sinistre.
Telin sembla un instant sur le point de répondre quelque chose, mais il se ravisa finalement, manifestement embarrassé ; ils n'avaient jamais évoqués sérieusement l'éventualité que Valdie meure, mais elle faisait peur à Safera... Elle avait beau éprouver les plus grandes difficultés à nouer des relations sociales avec ses congénères, elle n'en était pas moins attachée à eux...
Les Chiss partirent se saisir de leurs combinaisons ; à l'inverse du moment où elle s'était habillée la veille, cela produisit sur Safera un effet inquiétant, comme si elle abandonnait à nouveau sa vie normale pour replonger dans le cauchemar, ou le rêve... Cette maison était une oasis, un havre, un petit morceau du monde des êtres de la surface au sein de Fayg, et il était difficile de revenir dans l'eau à présent qu'elle avait eu l'occasion de la quitter...
Mais avait-elle le choix ?
Les Chiss passèrent le sas et retrouvèrent les murs de pierre noire, la danse continue des lumières vertes et bleues, la vision floue de l'eau... Ils avaient à nouveau changé de monde en quelques pas. Comme prévu, le docteur Iblir les attendait ; il n'était cette fois accompagné d'aucun garde, ce qui semblait indiquer qu'on faisait à présent confiance aux trois Chiss.
- Bonjour. Vous avez bien dormi ? J'espère que votre maison vous convient ?
- Ça va, merci. Vos scientifiques ont confirmé que nous étions bien des Chiss ?
- Tout à fait, vous êtes à présent totalement libres tant que vous restez à Fayg ; et c'est dans votre intérêt que nous ne voulons pas que vous quittiez la cité.
- Nous nous en souviendrons, assura Telin avec un regard entendu mais dénué d'animosité à Wyntar. Dites-moi... ça vous a vraiment pris tout ce temps de faire les analyses ?
- Pas vraiment, non... En fait, nous voulions également voir comment vous réagiriez si vous restiez sous surveillance longtemps ; les Chiss qui vivaient parmi nous autrefois ne nous ont jamais causé problème, mais ils étaient plus... individualistes que vous. La plupart d'entre eux se sont attachés à cette cité, alors ils n'avaient pas vraiment d'intérêt à essayer à tout prix de s'attaquer à la base Kryshzla, ou même à essayer de nous diriger. Ils avaient été capturés au cours d'une opération illégale, je suppose que vous les auriez considérés comme des criminels. Vous... Ils diraient sans doute que vous êtes des Chiss plus typiques, plus attachés à la victoire de votre cause. Si vous aviez essayé de nous contraindre à vous donner l'emplacement de la base Kryshzla, nous aurions su que nous ne pouvions pas nous fier à vous.
D'autres auraient peut-être à ce moment précis lancé un regard condescendant à Wyntar, mais Telin était bien trop pragmatique et raisonnable pour s'abaisser à une telle chose.
- Très bien... Comment va Valdie ?
- Je regrette, mais elle n'est toujours pas remise ; sa blessure est refermée depuis longtemps, mais les choses se sont compliquées... Je ne sais vraiment pas si nous arriverons à la sauver, il reste toujours un espoir bien sûr, mais... n'espérez trop.
- D'accord... Merci de votre honnêteté.
- Je vous ai apporté de quoi manger.
Safera vit alors que le médecin Hynor portait une sorte de sac, manifestement constitué à partir d'une quelconque créature écailleuse ; il le leur remit.
- Merci.
- Je vais vous quitter pour le moment... Si cela vous intéresse, je reviendrai tout à l'heure vous emmener voir Sev'unt'alani, le survivant de nos premiers hôtes Chiss.
- C'est une bonne idée, merci.
- Alors, je vous laisse, je reviendrai plus tard.
Iblir prit congé d'eux tandis qu'ils revenaient dans la partie sèche de la maison.
- Bon, eh bien, nous allons voir comment on mange au fond des mers... dit Telin lorsqu'ils eurent retiré leurs combinaisons.
- Puisqu'il le faut... répondit Wyntar avec un soupir théâtral.
- Je maintiens, la prochaine fois, c'est vous deux qui irez pêcher le déjeuner... affirma Safera sur un ton sarcastique.
Les trois Chiss s'attablèrent et Wyntar ouvrit le sac tandis que Telin partait fouiller le meuble au fond de la pièce, qui ressemblait d'ailleurs plus à un monstre vorace qu'à un véritable meuble.
- Nous avons des couverts ? demanda le Lieutenant.
- Oui, troisième tiroir de gauche, se souvint Safera. Attention, ils sont très tranchants.
- OK... On ne va pas mourir de faim, c'est déjà ça !
- Mais est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux mourir de faim que de goûter à ce qu'ils ont pu nous préparer ? ironisa Wyntar.
- Bon, eh bien puisque tu te proposes si gentiment, ça en fera plus pour Telin et moi !
- Sans rire, ça se présente comment, à l'intérieur du sac ? demanda Telin. Voilà les couverts...
- Oh, pas si mal que ça, en fait... Je ne vois pas de tentacules, en tout cas ; en fait, ça n'a pas l'air très différent de ce qu'on mange à la surface...
- Un effort de présentation sans doute, j'imagine que nous n'aimerions pas voir de quelle créature ça vient...
Mangeons, au lieu de nous poser des questions, préconisa Safera avec un sourire.

La nourriture que leur avaient donné les Hynors s'avéra loin d'être aussi étrange que ce qu'ils avaient redouté, en tout cas au goût ; ils mangèrent tranquillement, échangeant anecdotes et plaisanteries, envisageant ensemble leur vie future à Fayg. Même Safera se joignait volontiers à la conversation, elle ressentait toujours de la gêne en parlant, elle se demandait toujours s'il était possible qu'on lui prête sincèrement attention, mais elle y parvenait quand même parce que Telin et Wyntar faisaient en sorte qu'elle n'ait à aucun moment l'impression d'être exclue.
Encore une fois, elle se sentait bien, et c'était aux antipodes de ce qu'elle était censée ressentir alors qu'elle était perdue à jamais sous les océans ; mais après tout, elle ne pourrait pas vivre éternellement dans le regret de sa vie passée. Sev'rance voudrait qu'elle essaye d'être heureuse, Safera le savait car c'était ce qu'elle-même aurait voulu pour Sev'rance.
Les Chiss finirent de manger, et peu après, une nouvelle sonnerie assourdie leur annonça l'arrivée d'Iblir ; ils commencèrent à enfiler leurs combinaisons.
- Safera...
Safera, sur le point d'enfiler, son casque, se retourna vers Telin:
- Oui ?
- Je voulais juste te dire... euh, comment dire, en fait ? Enfin, si tu ne vas pas bien, dis-le-nous, d'accord ? Je sais que ce n'est pas facile pour toi, mais... on est avec toi. Sincèrement. On peut plaisanter autant qu'on veut, mais c'est déjà assez dur pour Wyntar et moi d'être coincés ici... Je ne veux pas que tu te retrouves à l'écart, sinon tu vas devenir folle. Donc si tu as besoin de nous parler...
Comme toujours dans ces cas-là, Safera n'était pas sûre de savoir comment réagir, mais elle était sûre qu'une part d'elle-même au moins était profondément reconnaissante à Telin de lui avoir dit cela ; une autre part s'en voulait de cette pensée, lui hurlant qu'elle se montrait faible, mais Safera n'en tint pas compte.
- Très bien... Merci, je ne l'oublierais pas.
- Ça fait longtemps que j'aurais dû te dire ça, en fait... Mais bon, je ne sais pas, je n'étais pas sûre de savoir si... bref, je ne veux pas que tu souffres de la solitude ici, d'accord ? Ce n'est pas toujours facile de savoir si tu es trop timide ou si tu aimes simplement être seule, mais je...
- À vrai dire, j'ai du mal à faire la différence moi-même... En tout cas, merci, c'est... gentil de te soucier de moi. Je n'ai pas vraiment à me plaindre, je ne me sens pas à l'écart... Plus maintenant, en tout cas.
Pour une fois, Telin semblait aussi gêné qu'elle. Mais il avait raison, si Safera restait toute seule ici, elle finirait tôt ou tard par se suicider ou perdre la tête.
- Tant mieux... Viens, le docteur Iblir nous attend.
Les Chiss rejoignirent effectivement Iblir de l'autre côté du sas, dans l'eau, dans le monde des Hynors ; ils retrouvèrent la magnifique cité de Fayg et commencèrent à y évoluer à la suite du médecin, entre les bâtiments noir d'ébène parcourus de lumières et les habitants à l'apparence cauchemardesque, pourtant gracieux dans leur milieu aquatique d'origine.
L'ancien combattant Chiss, Sev'unt'alani, habitait dans le centre-ville, non loin de l'hôpital et du siège du gouvernement ; Iblir les emmena au dernier étage d'une imposante tour noire. Comme dans la maison des Chiss, ils passèrent par un sas où ils laissèrent Iblir, qui reviendrait les chercher plus tard.
Les trois Chiss entrèrent dans un appartement sec qui ressemblait à s'y méprendre à leur maison, en plus densément meublé et décoré ; les murs avaient été peints en bleu.
- Approchez, jeunes Chiss... les invita une voix grave mais âgée qui venait de l'autre bout du corridor.
Les trois pilotes Chiss la suivirent jusqu'à une sorte de salon où un Chiss qui devait avoir entre soixante-dix et quatre-vingt ans les attendait, assis dans un fauteuil ; il avait autrefois dû être un homme imposant avant d'être affaibli par l'âge. Deux vieilles cicatrices barraient son visage. Il leur sourit.
- Ça fait plaisir d'avoir la compagnie de compatriotes, cela fait huit ans que la dernière autre Chiss à vivre ici est morte... Je n'ai rien contre les Hynors, au contraire, mais ils sont vraiment très différents de nous... Quels sont vos noms ?
- Je suis le Lieutenant Brast'eli'nuruodo, et voici Hess'afer'ajaldo et Arew'ynta'rorgia. Nous sommes arrivés ici après un combat aérien au-dessus de la planète.
- Alors c'est vrai, ce que l'on dit ? L'Ascendance Chiss est entrée en guerre contre les Kryshzlas ? Il était temps...
- Oui... Ils ont eu la mauvaise idée de s'en prendre à une expédition Chiss sur la planète Farza, expliqua Wyntar. Depuis, nous réussissons globalement à les faire reculer, mais nous subissons des pertes assez lourdes... Une bataille spatiale importante se prépare prochainement, et leur base ici risque de leur être dangereusement utile.
- À votre place, j'arrêterais de m'inquiéter pour cela... Que les Chiss gagnent ou perdent, la base Kryshzla restera là, et vous aussi. Faites-vous à l'idée que le monde extérieur est aussi mort pour vous que vous l'êtes pour lui ; oubliez le monde de la surface et de l'espace, vous êtes sous les océans une fois pour toutes et personne ne viendra vous y chercher.
- D'un autre côté, nous n'avons pas disparu lors d'une opération officieuse, nous, tenta Wyntar.
- Et vous croyez que cela fera une différence pour le Haut Commandement ? Dites-moi, est-ce que vous voudriez qu'ils risquent des hommes pour aller chercher jusqu'ici quatre pilotes Chiss probablement décédés et qu'ils ne retrouveront vraisemblablement jamais ? Est-ce que vous voudriez qu'ils fassent cela pour vous ?
- Non, déclara Telin.
- Non, en effet, admit Wyntar.
- Et ils le savent très bien... Vous êtes Chiss. Vous acceptez les règles du jeu, vous admettez l'idée qu'il y ait des choses plus importantes que votre existence misérable et limitée dans le temps ; s'il s'était agi de quelqu'un d'autre, cela aurait été bafouer votre droit à la solidarité de ne pas aller vous chercher, mais dans votre cas, c'est normal.
- Oui... approuva Telin. C'est ce qui fait notre supériorité, à nous, les Chiss... nous appliquons à nous-mêmes les règles que nous aimerions voir les autres s'appliquer.
- Ce qui est assez ironique, remarqua Wyntar, c'est que nous sommes descendus à la surface de cette planète justement pour aller chercher une camarade qui ne voulait pas être sauvée... Après, nous avons été contraints de nous poser...
Vraiment ? Lequel d'entre vous a eu cette idée ?
- Moi, dit Safera. Ne me demandez pas pourquoi... Je ne pouvais pas la laisser en arrière, c'est tout. D'ailleurs, elle aussi s'était sacrifiée pour nous faire gagner du temps alors que nous ne le voulions pas... Quelqu'un qui accepte de perdre mérite de gagner.
- Et vous ne pensez pas que vous trois auriez été plus utile à l'Ascendance Chiss si vous n'aviez pas fait cela ?
- En fait, Safera ne voulait pas que nous la suivions...
- Vous comprenez ce que je veux dire. Si vous servez l'Ascendance Chiss avec la même ferveur que vos semblables et votre camarade aussi...
- Je n'essaie pas d'être utile à qui que ce soit ou quoi que ce soit, expliqua Safera. J'essaie d'agir de façon à pouvoir me regarder en face... À ce moment, je n'ai pas pu abandonner Valdie, les notions d'intérêt général et d'intérêt de l'Ascendance Chiss n'ont rien à voir là-dedans ; cela m'aurait fait trop mal de l'abandonner, et je m'en serais voulu à jamais de faire une telle chose, c'est tout. Par ailleurs, je n'essaierai pas vraiment de me justifier, mais je pense que l'intérêt général en sortirait grandi si chacun préférait aider ceux qui ont besoin de lui à détruire ceux qu'il considère comme des menaces, pas vous ? Vous voyez, moi aussi, je m'applique les principes que j'aimerais voir les autres respecter... Je ne tente pas d'être quelqu'un d'utile, seulement d'être quelqu'un de bien ; il y a des fois où il faut être un monstre pour agir de façon utile...
- Je vois... Bah, vous avez agi comme vous pensiez devoir agir, je ne m'occuperai pas davantage de vous dire si c'était bien ou mal ; de toute façon, ça n'a plus d'importance, à présent... Ce qui est vraiment important, c'est que vous compreniez bien que quoi qu'il arrive à la surface et dans l'espace... ça ne vous concerne plus. Faites-vous à votre vie ici, et oubliez tout de la base Kryshzla... Vous êtes dans un autre monde, à présent... vous ne pouvez pas plus agir sur le monde des êtres de la surface qu'il ne peut agir sur vous...
- C'est possible, admit Telin, cependant... pardonnez-moi de ramener le sujet sur le tapis, mais vous avez l'air bien soucieux des intérêts de l'Ascendance Chiss pour quelqu'un qui l'a trahi en se lançant dans une expédition illégale contre les Kryshzla...
- Ah... et vous pensez que je vous dois une explication à ce sujet ? Vous pensez que ça a encore une importance, ce que j'ai pu faire ou penser dans le monde des êtres de la surface ?
- Franchement, oui, parce que nous sommes ici avec vous, et que nous devons savoir à qui nous avons affaire...
- Alors détrompez-vous, je ne me considère pas moi-même comme un traître, Lieutenant Telin ! Oh, je sais que beaucoup des Chiss qui étaient avec moi ne pensaient pas de la même façon, y compris des membres de la famille Sev... même mon propre père, qui m'avait pourtant nommé commandant en second, sous les ordres d'un ancien officier de la famille Nuruodo qu'il avait recruté... mais moi, j'étais fermement convaincu que l'Ascendance Chiss commettait une grave erreur en n'agissant pas contre les Kryshzlas ; peu importait que la plupart de mes compagnons d'armes ne combattent que pour ce que leur donnerait la famille Sev... Argent, trafic d'influence... Moi, ce que je voulais, c'était réduire à néant une menace pour les Chiss et pour tous les peuples des Régions Inconnues. J'étais jeune et idéaliste... et puis, je suis tombé entre les mains des Kryshzlas avec les autres, et j'ai commencé à regretter d'avoir pris part à tout cela... Et encore, j'ai eu de la chance, en tant qu'officier supérieur, ils ont essayé de ne pas trop m'abîmer, ils voulaient m'utiliser pour faire pression sur l'Ascendance Chiss ; ils ignoraient qu'elle ne faisait jamais rien pour ceux qui enfreignent ses sacro-saints principes pacifistes... et puis, les Hynors se sont révoltés sous le commandement de Fayg-Eka, et ils nous ont emmenés avec eux... et maintenant, comme je vous l'ai dit, nous sommes dans un autre monde où tout cela, toutes ces guerres stellaires, ça n'a plus d'importance...
La réaction de Telin était prévisible :
- En d'autres termes, vous avez trahi l'Ascendance Chiss pour la servir ? Vous avez enfreint les principes qui font que nous sommes les Chiss et pas n'importe quelle horde de pirates Vagaari en pensant que c'était dans l'intérêt des Chiss ?
- Oui, ça a l'air absurde, n'est-ce pas ? Mais on agit parfois ainsi... Regardez votre pilote Safera, elle est si sensible qu'elle est accourue au secours de sa camarade alors que ce n'était pas ce que celle-ci voulait... C'est exactement la même chose, parce qu'il y a des fois où l'on peut servir quelque chose tout en le trahissant... N'y cherchez pas de sens, n'y apposez aucun jugement de valeur ; il n'y a rien à comprendre. Rien n'a de sens, on fait ce qui nous semble juste à un moment donné, c'est tout.
- Si vous le dites... Pourquoi n'habitez-vous plus dans la maison construite à l'intention des hôtes Chiss, au fait ?
- Parce qu'en tant qu'ancien officier supérieur, Varulg Fayg-Jehd et ses prédécesseurs aiment depuis longtemps m'avoir à proximité pour leur servir de conseiller militaire ; j'ai donc déménagé ici après quelques mois.
- Vous pensez vraiment qu'il n'y a rien à faire pour... peut-être pas retrouver le monde de la surface, mais au moins éradiquer cette base Kryshzla pour que les Hynors et nous puissions vivre en paix ? demanda Wyntar.
- Jeune homme, le problème, c'est que vous êtes incapable de vous faire à l'idée que tout ce que vous avez connu n'existe plus pour vous... Vous vous sentez obligé de vous fixer un objectif lié à votre ancienne vie pour ne pas avoir à affronter la réalité de votre situation ; alors je vous le dis une fois pour toutes, vous pouvez très bien vivre avec les Hynors dans les profondeurs, vous pourrez travailler avec eux comme chasseur, comme ouvrier ou autre chose et vivre paisiblement ici avec vos compagnons... mais pour cela, il faut que vous vous rentriez dans la tête que la question d'un assaut contre la base Kryshzla ne se pose même pas ; pas pour le moment, du moins, mais les Hynors vous expliqueront cela mieux que moi.
- Très bien... vous savez de quoi vous parlez, supposa Wyntar d'un ton abattu.
- Ce n'est pas une condamnation, Wyntar... bien au contraire, c'est une renaissance. Vous êtes loin de la surface et ses problèmes, loin de la guerre et de la politique, au sein d'un peuple dépourvu des ambitions conquérantes qui agitent les êtres de la surface ; les Hynors essaient juste de vivre le mieux possible, vous ne les verrez jamais tenter de conquérir la surface ou l'espace, ils n'ont connu quasiment aucune guerre. Beaucoup les tiendraient pour un peuple primitif, mais moi, je crois qu'ils sont plus sages que nous, aussi choquant que cela puisse vous paraître, Lieutenant Telin !
Avec la légère poussée d'angoisse habituelle, Safera prit la parole :
- Vous avez raison... ce n'est pas pareil ici, à moins que les Kryshzlas ne nous trouvent, nous n'avons pas d'ennemis ; nous sommes loin des ambitions folles qui déchirent la surface...
Au fond, n'était-ce pas ce que Safera avait toujours recherché ? Que l'on soit dans l'eau ou l'espace, le résultat était le même, on était loin de cette barbarie suprême qui se donnait pour couronner le tout le nom de civilisation, loin des conquérants, loin des démagogues, loin des ambitieux, loin de tout ce qui faisait du monde des êtres de la surface un endroit ravagé par le conflit... et il ne s'agissait pas seulement de conflit armé, Safera savait qu'elle n'aurait plus jamais à avoir peur d'être rejetée par qui que ce soit ici...
- Voilà, vous avez compris, Safera... Vous êtes dans un nouveau monde, commencez une nouvelle vie.

La chose était réellement énorme. Ce ne fut d'abord qu'une forme sombre et lointaine, mais à mesure qu'elle approchait vers eux, Safera et ses compagnons purent mieux apprécier ses véritables dimensions ; la jeune femme en resta subjuguée. Quelle taille pouvait faire cette créature ? Elle était sûre que ses seuls yeux étaient presque aussi grands qu'elle... C'était un géant noir d'ébène, une montagne flottante noire-bleue, un titanesque mammifère marin aux multiples nageoires et à la large gueule souriante qui s'avançait entre les montagnes sous-marines au-dessus des Chiss et de leurs hôtes, les chasseurs Hynors cachés entre de noirs rochers... La créature était si immense que lorsqu'elle fut directement au-dessus des chasseurs, elle couvrait tout le champ de vision de Safera, telle un formidable couvercle noir... Ce n'était pas un être vivant, pas aussi colossal, ce devait être un Cuirassé spatial...
- C'est complètement fou, elle est assez grosse pour rivaliser avec certains de nos vaisseaux ! murmura Safera, aussi effrayée que fascinée.
- Elle vous fait peur ? demanda Iblir, à côté d'elle.
- Oui... Elle pourrait m'écraser sans même y faire attention... mais c'est aussi cela qui la rend fascinante, bien sûr...
- Ces créatures sont nombreuses ? demanda Telin, qui ne semblait pas tout à fait détendu non plus.
- Par ici, oui, tout ce qu'elles ont à faire, c'est ouvrir la gueule pour la remplir d'un banc de poissons ! On dit même que certaines Pashagas s'attaquent aux poulpes géants, et pourtant, ces créatures sont loin d'être sans défense, croyez-moi... Les Pashagas se sont multipliées ce siècle dernier, maintenant que leurs principaux prédateurs, les Varshga, ont disparu...
- À quoi ressemblaient les Varshga pour s'attaquer à de telles créatures ? demanda Safera.
- C'étaient des reptiles, d'immenses serpents à la gueule emplie de crocs et au corps couvert d'épines ; ils pouvaient devenir bien plus longs que les Pashagas. On raconte que les plus grands atteignaient les cent mètres de long... Nous en avons rarement vus, heureusement, mais les blessures des Pashagas sont assez parlantes... Ce sont les seules créatures qui survivaient à leurs attaques, bien sûr... Ah, les chasseurs vont attaquer.
En effet, Safera voyait grâce à ce qui devait être l'équivalent de la vision nocturne de son casque les silhouettes noires d'une centaine de chasseurs Hynors s'élever dans les eaux noires pour monter vers le monstre marin ; Safera s'était demandé pourquoi les Hynors partaient chasser en si grand nombre, mais à présent, elle comprenait, cette créature était une armée à elle seule...
Ce fut un spectacle à la fois magnifique et terrible. Dès qu'ils furent arrivés à portée de la Pashaga, les Hynors plongèrent leurs longues lames tranchantes dans la chair noir-bleu et déversèrent son sang en des quantités phénoménales, le liquide rouge envahit lentement l'eau alors que la Pashaga se retournait... Sans perdre une seconde, les Hynors frappèrent à nouveau avec une sauvagerie effroyable, lacérant aussi vite que possible chaque centimètre carré de la peau de la créature qui passait à leur portée jusqu'à ce qu'un formidable coup de queue ne balaye l'océan pour les chasser...
Safera était sûre d'avoir entendue la Pashaga hurler de douleur.
Sans se laisser démonter, avec une préparation plus militaire que simplement professionnelle, les chasseurs Hynors s'étaient écartés pour ne pas être écrasés par la queue, et ils repassèrent à l'assaut de plus belle, entaillant cette fois son dos, faisant jaillir un nouveau flot de sang... La Pashaga se débattait de toutes ses forces, mais les Hynors tenaient bon et persévéraient dans ce combat sans merci ; ils étaient probablement parvenu à transpercer des organes vitaux de la Pashaga, car celle-ci commençait à paniquer puis à s'affaiblir... Safera était sûre que les lames des Hynors n'étaient pas de simples armes blanches, elles devaient contenir un poison particulièrement redoutable ou avoir un effet semblable à celui d'une électrocution, aussi invraisemblable que cela puisse paraître dans l'eau.
Déjà, la Pashaga commençait à comprendre qu'elle n'était pas de taille, et elle tombait longuement en poussant de derniers râles, entourée d'une véritable mer de sang et d'Hynors déchaînés... Et soudain, Safera fut sûre que plus aucune volonté n'animait cet immense corps, la géante s'abattit lentement sur les dorsales, vaincue, son corps saignant encore dans l'eau.
Safera nota dans un coin de sa tête qu'il ne fallait jamais provoquer un Hynor, en tout cas pas dans un milieu aquatique.
Les chasseurs Hynors entreprirent d'attacher la Pashaga morte à une sorte de traîneau démesuré pour la déplacer, et ils commencèrent à progresser entre les dorsales et les forêts d'algues.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Safera s'était rarement sentie aussi bien qu'en cet instant... Les montagnes sous-marines, les algues géantes, le monstrueux combat entre les Hynors et la Pashaga, tout ce qui se trouvait autour d'elle lui confirmait qu'elle était loin de chez elle, et c'était tant mieux ; elle s'en rendait mieux compte à présent, elle n'avait jamais aimé le monde des êtres de la surface, où toute chose était artificielle, fonctionnelle, où tout le monde était hypocrite et corrompu... Ici, au contraire, la nature régnait encore malgré les Hynors, et elle était magnifique ; ici, les choses pouvaient être violentes, mais elles étaient simples, on se battait pour survivre, il ne serait venu à l'idée de personne d'entreprendre une conquête sans fin de la Galaxie... Oh, pourquoi fallait-il que Sev'rance ne soit pas avec elle dans un tel monde ?

- Impressionnant, hein ? commenta Telin une fois qu'ils furent revenus à leur maison.
- Pour sûr ! confirma Wyntar, étrangement joyeux. Et vous avez vu ces poissons, au loin, sur le chemin du retour ? Je suis sûr qu'ils se seraient jetés sur nous si nous n'avions pas eu les Hynors avec nous...
- Ouais, je n'aimerais pas sortir de Fayg sans eux...
Safera rassembla son courage pour poser une question malgré sa crainte que celle-ci ne soit jugée stupide :
- À propos, Varulg Fayg-Jehd a dit que les Kryshzlas les avaient localisés grâce à des légendes Nagai... comment ces Nagai sont-ils arrivés jusqu'ici, à votre avis ? Et pourquoi ont-ils voulu y aller, d'ailleurs ?
- Aucune idée, répondit Telin après un instant de réflexion. Peut-être fuyaient-ils quelque chose... peut-être que même eux et les Hynors l'ignorent...
- Lieutenant... commença Wyntar.
- Wyntar, je t'ai déjà dit de m'appeler Telin, on en a plus rien à faire des grades, ici...
- Si tu veux. Je voulais juste te dire que... que je n'ai plus envie de repartir. Tu avais raison, nous finirons bien par nous faire à la vie ici... pourquoi serait-elle plus mauvaise qu'à la surface ? Et nous ne pouvons rien pour l'Ascendance Chiss...
- Oui... Je ne veux pas que nous nous fassions tuer bêtement, nous n'avons qu'à rester ici, c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour tout le monde... Nous ne sommes plus des soldats Chiss, plus maintenant...
- Non, en effet, admit Safera.
Cela allait faire sa deuxième journée ici, et elle commençait à présent à accepter l'idée qu'elle était chez elle à Fayg, à présent, avec Telin et Wyntar... Elle ne pourrait jamais oublier Sev'rance Tann, quand bien même elle l'aurait voulu ce qui n'était absolument pas le cas, mais elle devrait apprendre à vivre sans elle... Après tout, elle n'était plus seule, ici...
- Bon, puisque nous sommes tous d'accord... allons voir ce que les Hynors nous ont laissés à manger, cette fois, suggéra Telin avec un sourire. Enfin, si vous voulez toujours manger, bien sûr ; maintenant, nous savons à quoi ressemblent les créatures que nous allons ingérer...
Même Safera éclata de rire avant de s'installer autour de la table ; ils allaient manger lorsque retentit l'habituelle sonnerie indiquant la présence d'un Hynor de l'autre côté du sas.
- Mince, qu'est-ce que ça peut être, cette fois ? demanda Telin pour lui-même.
- Je ne sais pas, mais je le sens mal, affirma Wyntar. Allons voir...
Les trois Chiss quittèrent la table pour aller enfiler leurs combinaisons ; lorsqu'ils eurent passé le sas, le docteur Iblir les attendait. C'était déjà une bonne nouvelle en soi, les Hynors auraient probablement envoyé un soldat les chercher en cas d'attaque Kryshzla.
Je suis désolé de vous déranger, leur dit-il, mais vous avez le droit de savoir : Valdie est sur le point de mourir.

Tout cela était tellement absurde...
La cité Hynor était aussi belle de nuit que de jour, du moins au moment où les Hynors dormaient, mais différente, plus calme ; les passants étaient plus rares, les lumières vertes et bleues qui illuminaient ce joyau des profondeurs étaient pour la plupart immobiles, probablement parce qu'on ne leur confiait pas d'information à transporter. Cela mettait mieux en valeur les joyaux noir d'ébène que constituaient les constructions Hynors, ils dominaient tout de leur ombre dans une douce lumière bleu-vert tels les véritables souverains des abysses.
L'ensemble dégageait un calme et une sérénité impressionnants, un lieu où l'on vivait tranquillement et relativement heureux, loin des batailles spatiales et même des Pashagas éventrées par des chasseurs Hynors ; et pourtant, la seule chose que Safera avait en tête au moment où elle traversait Fayg, c'était que Valdie allait mourir.
Il semblait impossible qu'une telle chose puisse arriver dans ce cadre paisible, mais c'était pourtant bien ce qui était en train de se produire ; le cauchemar reprenait le dessus sur le rêve...
Safera nageait à la suite de ses compagnons et du docteur Iblir, éprouvant une difficulté à progresser dans l'eau qui ne devait rien au poids de sa combinaison ou à la fatigue... D'une certaine façon, elle ne voulait pas voir ce qui allait fatalement se produire à présent... Les Chiss et leur guide parvinrent à l'hôpital, ce même hôpital de pierre noire dont ils étaient sortis la veille avec ses hautes tours qui semblaient supplier une divinité des océans.
- Nous avons une salle sèche spécialement pour nous occuper des Chiss dans un état critique, expliqua Iblir en poussant la porte métallique. C'est assez compliqué de les opérer sans devoir le faire dans un environnement dans lequel ils ne peuvent pas respirer... Là, nous sommes, il y a un sas de l'autre côté de cette porte ; laissez-moi le temps de me trouver un respirateur, et je vous rejoins.
- D'accord... dit simplement Telin d'une voix éteinte.
Ils n'avaient pas voulu y penser sérieusement... Les seules fois où ils avaient évoqué la possibilité que Valdie meure, ou peu s'en fallait, c'était en plaisantant au sujet de Safera ; ils n'avaient pas voulu y penser sérieusement, parce que cela leur faisait trop peur... Les Chiss passèrent le sas, retirèrent leur casque et entrèrent.
Hormis la présence de deux médecins Hynors portant des respirateurs, il n'y avait rien de particulièrement effrayant dans cette scène, et c'était bien cela qui terrifiait le plus Safera ; rien n'indiquait que Valdie allait mourir après tout ce qu'ils avaient dû endurer pour la sauver. Cela ressemblait à une monstrueuse mise en scène pour leur cacher l'horrible vérité.
Valdie était tranquillement allongée sur un lit semblable à celui de la maison des Chiss, a priori inconsciente, comme une poupée que les Chiss auraient emmenée avec eux dans cet étrange monde ; sauf que ce n'étaient pas eux qui l'avaient menée ici mais bien l'inverse...
Naturellement, Safera avait déjà perdu des coéquipiers, et elle ne s'y était jamais vraiment habituée, elle avait seulement appris à accepter la douleur ; mais cette fois, c'était pire, parce que... parce que les batailles, les pertes, tout cela appartenait à son autre vie, à l'autre monde, parce que Valdie était à l'orée d'un monde où elle n'aurait plus à risquer sa vie dans des batailles et qu'elle allait rester sur le carreau, parce que Safera n'était arrivée ici que grâce ou à cause d'elle... Et Valdie était simplement étendue là, comme si elle dormait alors que son existence allait s'achever sans qu'elle n'en ait conscience... D'un autre côté, serait-ce moins cruel si elle savait qu'elle était en train de mourir ? Safera n'arrivait pas à en décider...
- Il n'y a rien à faire, expliqua l'un des deux médecins Hynors, la voix d'un appareil de traduction jaillissant de son casque. Nous avons tout tenté, mais elle souffre de plusieurs pathologies que nous ne parvenons pas à stopper ; ce qui en enraye une encourage les autres...
- S'il s'était agi d'une Hynor, nous l'aurions sauvée, affirma le second, mais l'organisme de votre camarade n'est pas fait pour notre milieu... Je suis désolé, mais elle n'a plus que quelques heures à vivre, difficile de dire combien exactement, mais elle ne pourra bientôt plus respirer...
- Ce n'est pas possible... murmura Wyntar.
Safera vit qu'il avait les larmes aux yeux, et il ne faisait pas d'efforts pour le dissimuler ; elle, elle ne pleurait jamais, elle en était incapable même quand elle le voulait, mais elle n'en était pas moins affectée pour autant, bien au contraire, elle se sentait paralysée par la tristesse qui enserrait son cœur de sa main glaciale... Telin, lui, restait sans rien dire, le regard rivé sur Valdie, le visage entièrement dénué d'expression comme s'il faisait face à une tempête intérieure.
- Nous sommes désolés, répéta le premier médecin.
Telin s'agenouilla et prit doucement la main de Valdie.
- Tu ne nous entends probablement pas, Valdie, mais... mais nous sommes avec toi... C'est pour te sauver que nous sommes allés jusqu'ici, et nous n'aurons pas fini de te regretter si tu meures maintenant. Je ne pourrais jamais te remercier d'avoir essayé de couvrir notre retraite... mais nous ne pouvions pas partir sans toi...
Une voix cynique quelque part dans l'esprit de Safera ricana en disant que tout cela n'aiderait certainement pas beaucoup Valdie, mais Safera la fit taire aussitôt, parce que la scène était réellement touchante ; à quoi bon vivre si c'était pour ne rien ressentir en des instants tels que celui-ci ?
Wyntar se décida à son tour à se pencher vers son amie mourante ; il hésita quelques instants comme si trop d'idées se bousculaient dans sa tête pour qu'il puisse décider de ce qu'il allait dire exactement, puis il commença péniblement à parler :
- Si tu m'entends... Valdie, c'est Wyntar... Valdie, tu... tu nous as sauvés, et plutôt deux fois qu'une, ce n'est pas juste que tu meures maintenant... tu... tu as combattu avec nous, tu as vécu la même chose, tu devrais pouvoir survivre comme nous... Ce qui t'arrive n'est pas juste... Je... Que tu nous entendes ou pas... Où que tu ailles à présent... nous ne t'oublierons pas.
Safera resta un instant paralysée, se demandant si elle n'allait pas rester bêtement incapable de parler ou de faire quoi que ce soit... Puis elle se força à s'agenouiller sur le côté du lit alors que le docteur Iblir entrait, et elle murmura à son tour :
- Valdie... Je ne peux pas savoir si tu entends ma voix ou non, je ne sais pas où navigue ton âme au moment où je te parle, je ne sais pas où tu vas... C'est Safera qui te parle, Safera la muette... Nous sommes loin de la guerre, Valdie, nous sommes dans un nouveau monde, et c'est grâce à toi ; tu... tu as le droit d'y vivre plus qu'aucun d'entre nous... Je voudrais vraiment que tu survives, Valdie, parce que tu vas nous manquer plus que tu ne peux l'imaginer... Je tiens à toi, et à chaque personne que je connais bien plus que je n'ai jamais osé le dire, mais je ne peux pas me taire aujourd'hui, et pas pour toi... Si tu meurs... ou si tu n'as plus la force de vivre... je te dis adieu, et quoi qu'il y ait de l'autre côté des portes de la mort, j'espère que tu y seras plus heureuse que de ton vivant. Mais crois-moi, cela me fait mal de te voir mourir maintenant.
Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que personne, Chiss ou Hynor, ne dise quoi que ce soit ; ils restèrent simplement là, ne pouvant pas ou n'osant pas faire ou dire quoi que ce soit, comme s'ils voulaient que cet instant dure indéfiniment, non parce qu'ils l'aimaient, mais bien parce qu'ils redoutaient le suivant.
<< Page précédente
Page suivante >>