Comment présenter cette histoire ?
C'est un texte de presque 160000 mots que j'ai écrit il y a plusieurs années, mais qui au départ n'a rien à voir avec Star Wars. Je l'ai simplement adapté. Avant de poster le chapitre 1, je dois présenter un peu le contexte, qui sera précisé bien plus en détails au cours des chapitres suivants.
Dix mille ans environ sont passés depuis la fin du Premier Ordre. Après la mort de Palpatine, une trop courte période de calme s'est achevée par l'arrivée sur la scène galactique d'une nouvelle puissance, adepte du Coté Obscur. Cette puissance, baptisée les Seigneurs Noirs, héritiers de anciens Sith, ont réussi, à anéantir non seulement tous les Jedi, mais, du moins le pensaient-ils, toutes les espèces et individus sensibles à la Force. Restés seuls capables de manipuler la Force, dotés d'armes très avancées et d'un gigantesque système informatique capable d'enregistrer toutes les connaissances de toutes les espèces, ils plongèrent la galaxie dans une guerre universelle, qui vit la destruction de milliers de systèmes, la disparitions de plusieurs races, l'effondrement de la civilisation, et l'arrivée de l'Ère des Ténèbres qui dura presque cinq mille ans. Durant cette période, la galaxie fut plongée dans la barbarie. Aidés des Guerriers Noirs, une race crée spécialement par eux pour leur servir de troupes de choc, les Seigneurs Noirs dominèrent tout pendant des millénaires. Mais même eux, avec le temps, dans cette galaxie dévastée, finirent par dépérir. Et c'est alors que se levèrent les Néo-Jedi, dont l'origine sera expliquée dans le récit également. Ils rebâtirent la civilisation galactique, en tentant d'éviter les erreurs passées, et en utilisant le système informatique des Seigneur Noirs baptisé la Mémoire, ils établirent un Plan pour mener la galaxie vers un nouvel âge d'or.
Mais ce plan est sur le point, lui aussi, de s'effondrer…
À noter que dans le texte, on rencontre le terme de "mentaliste"; il n'est pas à prendre au sens de maître trompeur, comme dans la série télé, mais dans le sens de "personne ayant des pouvoirs mentaux". J'ai rédigé ce texte bien avant la série télé, et je n'ai pas trouvé de terme correct, donc j'en reste à "mentalistes".
Partie 1 : Chapitre 2 - Chapitre 3 - Chapitre 4 - Chapitre 5 - Chapitre 6 - Chapitre 7 - Chapitre 8 - Chapitre 9 - Chapitre 10
Partie 2 : Chapitre 11 - Chapitre 12 (part 1) - Chapitre 12 (part 2)
(Le cycle des Néo-jedi - troisième époque)
"Le temps vint où Garyan Spell tint sa cour en son fief de Telmadus, devant tous les pairs du royaume. Et face à tous les bons chevaliers Jedi, il tira son sabre laser et fit de son fils l'un d'eux par le saint adoubement…"
Il est difficile de faire le tri entre ce qui relève de la légende et les évènements réels, mais nous avons maintenant acquit la conviction profonde qu'une bonne partie de ces textes sont en fait de l'Histoire déguisée. De simples contes pour enfants, des légendes chevaleresques, des récits épiques plus ou moins fantastiques dissimulent une chronique précise et détaillée des actions de ces chevaliers Jedi. Nous pensons que les curieux dessins chimériques qui accompagnent le texte dans toutes les marges servent de repères pour le lecteur initié, différentiant les passages fantaisistes des informations crédibles. Face au passage de l'adoubement du fils de Spell figure un pictogramme (שּׂ) désignant à coup sûr une vérité fiable.
(Contes et légendes de l'Ère Neo-Jedi — 12ème édition, par Gilboân Chlorto)
Chapitre 1 — Suréna
Henlaân tira de son jeu une carte portant quatre symboles de la comète et la posa sur la table. Avec un sourire satisfait, il annonça :
— Réeckla !
Il prit les deux cartes recouvertes par la sienne, laissant la table de jeu vierge. Tenant encore leurs dernières cartes, ses trois adversaires échangèrent un regard interloqué. Sans mot dire, le bothan qui jouait après Henlaân posa un sept galactique.
Henlaân savourait ce moment. Depuis une heure, il avait amassé plusieurs centaines de crédits, relançant le jeu chaque fois qu'il le pouvait, jouant sur l'orgueil et la faiblesse morale de ses adversaires. Il était pourtant conscient du danger, de la véritable folie que représentait pour lui cette partie de cartes, mais pour une fois, il était le maître de quelque chose. Il se sentait fort, redoutable, malgré sa stature rabougrie et son teint de cire. Il les battait tous, bien qu'il ne fût que l'un de ces mersons faibles et débiles. Ses membres tremblaient légèrement alors qu'il posait encore quelques cartes, plus à cause de l'excitation du jeu qu'en raison de la déficience de sa musculature.
Car Henlaân était un merson. Un "avorton", comme on disait dans l'argot de la galaxie, et comme tous les mersons, il était petit, chétif et marchait avec le dos voûté. Vraiment, il faisait peine à voir, les cheveux noirs hirsutes qu'aucun peigne ne savait mettre en ordre, des traits d'oiseau de proie, des yeux perçants profondément enfoncés dans leurs orbites, comme poussés en arrière par une gravité inhabituelle, surmontés d'une arcade sourcilière saillante. On disait dans certains mondes : "T'as l'air d'un merson, ce matin !", tant ces créatures étaient devenues myhtiques. C'était un être terne : teint terne, cheveux ternes, vêtements ternes, yeux gris souris, ternes. La seule touche de couleur sur sa personne était la bague qu'il portait, un objet incongru ornée d'une pierre rouge vif.
Henlaân tenait nerveusement ses cartes entre ses doigts décharnés et se mouvait lentement, un peu incommodé par la gravité qui régnait dans le vaisseau à bord duquel il voyageait. Non qu'elle fût anormalement élevée mais pour un Merson, habitué à la gravité affaiblie de sa planète, elle représentait une gêne dans chaque mouvement.
Malgré tout, Henlaân jouait. Et gagnait ! C'était si rare qu'un merson puisse afficher une quelconque supériorité vis à vis des autres peuples de la galaxie qu'il se sentait comme enivré, léger, libéré de la gravité qui l'écrasait. Le gros trigon joufflu et rougeaud qui jouait avant lui posa un quatre à côté du six restant sur le tapis. Henlaân jubilait intérieurement : il en était sûr, il l'avait "vu" avant même que le trigon ne tire la carte de son jeu. Et le merson, avec un sang-froid impressionnant, posa une carte portant le symbole du commandant d'astronef et ramassa les trois cartes.
— Réeckla ! dit-il une fois de plus en lançant un regard farouche à ses adversaires.
Le bothan assit à côté de lui se tortilla sur son siège, mal à l'aise, et ne put s'empêcher de maugréer :
— Quel prodige ! Sept parties d'affilée ! C'est assez curieux, ne trouvez-vous pas ?
Les autres ne pipèrent pas mot. Le jeu était régulier et la tricherie non seulement impossible, mais sévèrement réprimée dans le cercle de jeu du vaisseau.
— J'ai seulement de la chance, dit lentement Henlaân en empochant ses gains.
Visiblement irrité, le chiss assis en face de Henlaân se raidit. Il était persuadé que le merson trichait, sans bien sûr pouvoir le prouver. En principe, il n'existait aucun moyen de tricher au réecklamo; les cartes étaient neuves à chaque nouvelle partie et on en ouvrait l'emballage avant de distribuer.
— J'aimerais faire une pause, si vous le voulez bien, dit le trigon qui semblait cuire littéralement dans son jus.
Henlaân posa sur lui ses yeux perçants.
— Volontiers. Un verre d'alcool nous fera du bien à tous et apaisera les esprits.
Les quatre hommes se levèrent, et le merson attendit que les trois autres se soient éloignés de la table de jeu pour se rasseoir. Il était seul, à présent. A cette heure-ci, tous les passagers désertaient les salles de jeu pour rejoindre les restaurants. Pour sa part, Henlaân préférait se passer de manger plutôt que de paraître en public. Depuis des millénaires, les mersons, ne quittaient jamais leur monde d'origine, sur lequel ils vivaient isolés du reste de cette galaxie. Peu à peu, au fil de centaines de générations, ils s'étaient adaptés à la faible gravité de leur monde; leurs muscles et leur morphologie s'étaient atrophiés, isolant ainsi un peu plus les mersons du reste de leurs semblables humains tant sur le plan de l'apparence que sur celui de la résistance physique. La pesanteur normale d'une planète de type 1 était pour eux très difficile à supporter.
Henlaân compta ses gains : plus de cinq cents crédits d'or, frappés du soleil Impérial. Plus qu'il n'en avait jamais possédé. Non qu'il fût pauvre sur Mersa, loin de là, mais l'argent, tel qu'on le concevait dans le reste de la galaxie, n'y avait pas cours. Il émit un petit rire de satisfaction et empocha la bourse pleine à craquer, après quoi il attendit, sans bouger, tassé, écrasé sur son fauteuil. C'était ainsi qu'il se trouvait le mieux : assis, sans faire le moindre geste.
Il ferma les yeux, attentif aux bruits caractéristiques de l'énorme croiseur à bord duquel il voyageait. Le ronronnement du conditionnement d'air, les habituels sifflements des réseaux d'énergie, les craquements du métal… En un éclair, il se revit sur Mersa, dans ses champs de fleurs, son paradis qu'il avait dû quitter. Une mission pour laquelle le Grand Conducteur vous désignait personnellement ne se refusait pas, même si celle-ci devait vous mener dans le monde des Pesants.
Soudain aux aguets, il frissonna et songea :
— Non ! Je ne dois même pas y penser !
Il rouvrit ses petits yeux noirs et inspecta la salle de jeu déserte : des tables rondes, alignées, une atmosphère feutrée, très 30ème dynastie, une décoration tapageuse un rien désuète. Il était seul. Pourtant, à travers la Force, Henlaân percevait mentalement une présence, quelque part, discrète mais évidente. Un autre esprit, puissant, très puissant.
La porte de la salle de jeu glissa doucement sur son rail et les trois adversaires du merson entrèrent. Ils se rassirent et ouvrirent l'emballage d'un nouveau paquet de cartes. Le chiss, avant de distribuer, adressa un regard indéchiffrable à Henlaân.
— A combien la mise, cette fois ?
— Cent crédits, ça vous va ?
Le trigon se redressa et s'épongea le front.
— Cent crédits la partie ? Alors sans moi, messieurs.
— Soit, dit Henlaân. Vingt crédits par main, plus vingt par réeckla. Est-ce raisonnable ?
Cela revenait strictement au même, si Henlaân gagnait encore la partie. Les trois autres se consultèrent du regard. C'était une somme, vingt crédits par main, mais ils n'en déposèrent pas moins leur argent sur la table, puis le chiss donna lentement les quatre premières cartes à chaque joueur.
Henlaân n'avait pas l'avantage. Son jeu était déplorable, cette fois : pas d'atouts et aucune carte habillée. Pourtant, le feu du jeu brûlait en lui : il fallait qu'il gagne encore au moins cette partie, qu'il leur montre de quoi un souffreteux de merson était capable. Il fit un effort mental et, suivant le flux de la Force, mit son esprit à l'unisson de celui de ses adversaires : leurs impressions, leurs sentiments, leurs mémoires mêmes devinrent pour lui lisibles aussi clairement que dans un livre. Après deux tours, il faisait déjà "réeckla".
La porte de la salle de jeu glissa de nouveau sur ses rails, et trois hommes apparurent dans l'encadrement. Henlaân tressaillit et lâcha ses cartes, qui s’étalèrent sur la moquette. L'esprit, la présence psychique qu'il avait sentie était là. Péniblement, sans qu'aucun de ses adversaires ne fasse le moindre geste pour lui venir en aide, il se pencha pour ramasser les rectangles de carton, mais fut devancé par l'un des nouveaux venus, un grand jeune homme paraissant une vingtaine d'années. Il se précipita pour récupérer les cartes et les tendit au merson.
— Pardonnez-moi de vous avoir impressionné, dit-il, alors que Henlaân bredouillait un remerciement essoufflé.
Le jeune homme portait un uniforme bleu et une longue cape. A son côté pendait un cylindre de métal noir. Suffisant pour l’identifier sans ambiguïté : c'était un Jedi, et Henlaân savait parfaitement ce que cela signifiait. Comment pouvait-il encore s'en tirer ?
Alors que les trois nouveaux venus s'asseyaient à une table voisine, le trigon grogna :
— Vous jouez ?
Henlaân revint donc au jeu. Maladroitement, il posa une mauvaise carte sur le cinq du chiss, et il perdit la main. Les autres sourirent, échangèrent un regard complice et poursuivirent le jeu. Du coin de l'œil, Henlaân observait les trois hommes : trois Jedi, il en était certain, dont deux semblaient d'un âge indéfinissable. Le troisième, celui-là même qui avait ramassé ses cartes, avait l'air curieusement jeune pour un Jedi. Un instant, il fut tenté de lancer un sondage psychique mais un doute l’arrêta. Les Jedi sont de puissants mentalistes, et ce jeune homme paraissait plus puisant que les autres.
— Vous n'êtes pas très au jeu, dit le chiss alors qu'il venait de redistribuer les cartes.
— Ce n'est rien, dit Henlaân, un peu de fatigue, sans doute.
La partie de cartes prit un tour étrange depuis l'arrivée des trois Jedi, et le merson semblait anormalement nerveux. Le chiss joua, suivit du bothan, mais Henlaân, qui n'avait pas encore osé reprendre contact avec l'esprit des autres, joua n'importe quoi.
— Réeckla! dit le trigon en posant sa dernière carte. Voilà une main intéressante, messieurs.
Il rafla les pièces d'or qui s'empilaient à côté des autres joueurs, après quoi le chiss distribua les dernières cartes du jeu. Toute la partie dépendait de cette dernière main.
Henlaân se reprit un peu et se concentra sur le jeu. Surtout, ne pas se laisser impressionner par ces Jedi dont la présence n'était peut-être que fortuite. Quoique… Ceux-ci, debout devant le comptoir du bar, semblaient ne s'intéresser que de loin à la partie tout en devisant avec nonchalance. Il ne restait aux joueurs que deux cartes chacun. C'était le tournant de la partie et si Henlaân ne voulait pas perdre pratiquement tout ce qu'il avait gagné dans les manches précédentes, le moment était venu de réagir sérieusement. Il s'ouvrit donc tout grand à la Force et capta les ondes sensorielles de celui qui jouait avant lui. Il pouvait ainsi voir par ses yeux, entendre par ses oreilles et contrôler en partie sa volonté en trafiquant le contenu de sa mémoire. Il força le trigon à jouer un six. Alors que la carte glissait sur le tapis, les deux autres adversaires du merson se raidirent, stupéfaits, mais ne dirent rien. Henlaân, fort de son pouvoir mental, fit le pli, prit la main et gagna la partie de justesse. Il compta les points et empocha les deux cents crédits qui restaient sur la table.
Un froid tomba sur la salle de jeu. Le malaise qui émanait des joueurs était presque palpable. Le trigon s'épongea le front et, sans mot dire, sortit de sa poche vingt autres crédits puis redistribua les cartes. Bien décidé à ne plus perdre un instant, Henlaân se lança à nouveau dans l'esprit de ses adversaires pour observer leur jeu à loisir. Il lui serait facile de gagner, cette fois-ci.
Soudain, avec une violence qui le fit vaciller, un éclair de Force traversa l'esprit du merson et tout cessa. Il ne captait plus rien. Quelque chose faisait écran à son pouvoir mental et inhibait ses facultés. Il laissa échapper un gémissement plaintif et, son tour arrivant, il joua une mauvaise carte. Ses adversaires se regardèrent discrètement, interloqués, comprenant bien que quelque chose n’allait pas, mais ils n’en poursuivirent pas moins la partie.
Ils ignoraient le pire : sous l’effet du choc psychique, Henlaân était pratiquement aveugle, à présent. Il ne distinguait plus qu'un rideau de lumière floue. Sa combativité, pourtant, reprit le dessus et, bien décidé à lutter contre cette force qui s'opposait à lui, il lança son esprit aiguisé vers ce qu'il pensait en être la source. Alors qu'il s'en approchait, il sentit se brouiller plus encore ses perceptions, et la lumière elle-même faiblit.
— C'est à vous de jouer, Henlaân, dit le trigon, un peu inquiet de l'air paniqué du merson.
— Heu… Oui, voilà.
Henlaân posa un sept sur la table, aussitôt ramassé par le bothan. Comment aurait-il pu en être autrement ?
— Ne paniquez pas, merson. Et ne vous retournez pas.
La voix venait de résonner dans l'esprit d'Henlaân, à l'intérieur même de son cerveau. Un télépathe était présent dans la salle, un puissant !
— Je dois avouer que je suis surpris d'apprendre qu'un merson est capable de développer un tel pouvoir mental. Relâchez votre lien psychique avec les autres joueurs si vous désirez retrouver la vue.
Henlaân, transpirant à grosses gouttes, obtempéra. La vue lui revint peu à peu mais plus moyen d'entrer en contact avec les autres. Tout en continuant à jouer, le merson tenta de communiquer :
— Qui êtes-vous ?
— Je m'appelle Suréna. Je suis l'un des Jedi assis non loin de vous. J'ai surpris dans un couloir l'étrange conversation de vos adversaires qui sont, à juste titre, persuadés que vous trichez et j'ai voulu me faire ma propre opinion sur vous.
Henlaân se sentit soudain comme pris au piège. Assis derrière lui, le Jedi épiait la moindre de ses pensées, le moindre de ses élans mentaux et verrouillait ses pouvoirs. Privé de ceux-ci, il redevenait un personnage faible, squelettique, méprisable. Et il perdait.
— Je vous en prie, supplia-t-il mentalement, vous ne savez pas à quel genre de torture vous me soumettez.
Le Jedi ne répondit pas. Il n’ignorait certes pas ce que pouvait ressentir le merson, il pouvait percevoir aussi clairement que s'il le lisait dans un vidéo livre le complexe d'infériorité qui tourmentait son intellect. Débarrassé de ce qui le rendait supérieur, Henlaân semblait se racornir, se tasser sur lui-même, et son teint devint plus blafard que jamais. Les cartes étaient contre lui et, privé de sa possibilité de tricher, il perdit les sept cents crédits qu'il avait gagnés en deux fois moins de temps.
Une fois que Henlaân n'eut plus rien en poche, ses trois adversaires se regardèrent, visiblement satisfaits. Lorsque le Jedi, représentant de l'autorité impériale, les avait abordés dans le couloir, ils n'avaient pas résisté au plaisir de le voir intervenir dans cette bien curieuse affaire. Les évènements leur avaient donné raison. D'un même mouvement, les trois hommes se levèrent, saluèrent Henlaân et quittèrent la salle, hilares. Passant à côté des Jedi, le chiss dit :
— J'espère que vous prendrez bien soin de lui.
— Oui. Ne vous en faites pas, dit celui qui paraissait plus jeune que les autres.
Était-ce lui qui communiquait avec Henlaân ? Sa voix physique n'avait rien à voir avec la "texture" de sa voix mentale. Elle était plus jeune, aiguë, presque juvénile. C'était surprenant d'entendre un Jedi parler avec une voix si jeune mais pourtant si autoritaire. Le merson l'observa un peu plus attentivement, maintenant que les autres étaient partis : Il était vraiment jeune. Son visage était noble, sa tête couverte d'une chevelure argentée, et son port inflexible trahissait une extraordinaire maîtrise de soi. Et ses yeux ! Perçants, gris métal, presque luisants dans l'éclairage tamisé de la salle de jeu. Henlaân resta assis à attendre la suite des évènements, semblable à un squelette décrépi perdu dans un fauteuil trop grand. Ce fut le jeune Jedi qui fit le premier mouvement. Il quitta le comptoir et vint s'asseoir à côté du merson.
— J'aimerais vous poser quelques questions, monsieur. Je suis chef de la sécurité des passagers de ce vaisseau, vous n'avez donc rien à craindre concernant la confidentialité de cette conversation.
— Je ne mets pas en doute vos attributions, jeune homme, dit Henlaân sans relever la tête, tant le moindre mouvement lui était pénible.
Suréna passa une longue minute à le regarder, songeur, puis il dit :
— Fascinant. Ainsi vous êtes sensible à la Force ? J'étais persuadé qu'à part les Anzat et les Jedi, plus personne ne possédait de tels pouvoirs dans cette galaxie.
Henlaân émit un petit rire.
— Vous penser bien que nous n'allions pas le clamer bien haut. Notre vie est déjà assez difficile comme ça. Et puis, cette galaxie est loin d'avoir révélé tous ses secrets.
— Oui, bien sûr, acquiesça Suréna. Mais pourquoi êtes-vous à bord de ce navire ? D'habitude les mersons ne quittent jamais leur planète natale à cause de la gravité.
Henlaân sentit que sa mission était mise en péril par son avidité et son imprudence. Mobilisant sa puissance psychique, il s'enferma dans un mutisme total, bloquant du même coup tout accès à son esprit. Suréna, lui aussi mentaliste de premier plan, le sentit bien et, au bout de quelques instants d'un silence agaçant, il dit :
— Voyons, merson ! Je trouve curieux que quelques jours à peine avant les festivités du Millénaire, on découvre dans un navire à destination d'Oruséa un puissant mentaliste aux intentions imprécises. Quelle est la raison de votre voyage ?
— Les affaires, lâcha Henlaân. Je m'occupe d'import-export en pièces détachées pour les usines protoalimentaires.
— C'est ce que j'ai lu dans les registres du vaisseau. Mais cela ne me satisfait pas. Plus maintenant, en tous cas, pas avec vos pouvoirs. Vos intentions ne sont certainement pas aussi innocentes.
Suréna lança un regard pénétrant au merson. L'autre se taisait toujours, sans faire le moindre geste. Excédé, le Jedi tenta une autre stratégie.
— J'ai été amical jusque là, monsieur Henlaân. Mais je peux vous faire arrêter sur le champ, dit-il d'un ton ferme. A moins que je ne vous soumette à un sondage mental poussé à l'aide d'une de nos machines. Certes il serait dommage de vous abîmer, vous et vos pouvoirs, mais la fin justifie les moyens.
Henlaân tressaillit et pâlit un peu plus. Son teint devint presque transparent. Un sondage psychique à l'aide d'un analyseur mentalique révèlerait immédiatement le but de sa mission et laisserait son esprit ravagé, le réduisant à l'état de légume sans âme. Il devait surtout éviter de se retrouver dans cette machine implacable.
— Je… Je vais tout vous dire, commença-t-il d'une voix faible, à peine audible. Le sondage ne sera pas nécessaire. J'ai été sélectionné parmi les meilleurs éléments de mon monde et ma mission est de me rendre au siège impérial afin profiter des festivités pour influencer des personnes haut placées.
Visiblement intéressé, Suréna s'accouda sur la table de jeu et posa son menton dans le creux de sa main.
— Poursuivez, dit-il en fronçant les sourcils. Dans quel but voulez-vous influencer des gens haut placés ?
— Notre planète, Mersa, est un monde habité doté d'une faible gravité. Nous, mersons, vivons très à l'aise dans cette pesanteur affaiblie mais de plus en plus, notre monde est envahi de Pesants, qui débarquent en nombre de toute la galaxie pour des "vacances" sur Mersa. Ils viennent s'enivrer de la sensation de ne plus rien peser et de nos paysages sauvages. Mais ils dégradent, ils détruisent un monde que nous, mersons, avons mit des siècles à aménager afin qu'il soit agréable à notre race.
Suréna secoua la tête et avoua :
— Le tourisme pose souvent certains problèmes, c'est vrai.
— Mais ce n'est pas tout. Non seulement les Pesants polluent notre monde mais ils nous traitent comme des inférieurs, ils nous méprisent, nous, mersons, sous prétexte que notre apparence physique leur déplait. Nous ne récoltons qu'insultes et brimades, et nous supportons cela alors que nous pourrions les foudroyer d'une simple décharge de Force. Nous avons enduré tout cela sans broncher, en nous enfermant dans nos domaines réservés durant des siècles, mais les choses vont trop loin, à présent.
Suréna était ennuyé. En effet, Henlaân avait raison; Mersa était considéré comme un monde idyllique où l'on passait des vacances de rêve, et des milliers de touristes y débarquaient journellement des quatre coins de l'Empire, afin de goûter à l'exaltation de ne plus peser que la moitié de son poids. Il était exact aussi qu'on méprisait les mersons, sans trop savoir pourquoi, d'ailleurs. Outre leur apparence, il y avait quelque chose en eux de naturellement repoussant, de vaguement abject.
— Que revendiquez-vous ? s'enquit Suréna.
— Nous voulons une place au Sénat Galactique et un gouverneur merson, ainsi que la limitation des implantations de complexes touristiques sur Mersa. C'est tout.
— Pourquoi ne pas avoir déposé un recours par la voie normale ? Envoyez donc une pétition aux bureaux des affaires touristiques impériales.
— Vous pensez bien que nous l'avons déjà fait, une bonne vingtaine de fois. Mais nous sommes sous gouvernement lathanien et nous n'avons pas droit à une représentation au Sénat. Et puis, les préjugés vont bon train : comment pourrait-on accorder de tels privilèges à ces souffreteux de mersons ! Ils vont s'effondrer, tomber en miettes sous la gravité d'Oruséa Prime. Pour finir, plusieurs entreprises de divertissement voient d’un mauvais oeil qu'on menace les profits énormes qu'elles font avec les villages de vacances sur Mersa. Alors, nous, mersons, avons décidé d'agir : les dix meilleurs mentalistes d'entre nous sont en route vers Oruséa afin d'influencer les membres du Sénat pour qu'ils nous écoutent.
Suréna fronça les sourcils. C'était plus grave qu'il ne l'avait imaginé. Depuis plusieurs siècles, les chevaliers Jedi avaient fait disparaître toutes les armes mentales utilisées autrefois par leurs ennemis, mais voilà qu'elles ressurgissaient sous une forme bien plus dangereuse. De plus, les Jedi contrôlaient pratiquement tout ce qui se disait au Sénat Galactique, mais étaient incapables de contrôler les états d'esprit, les idéologies racistes qui se répandaient dans la galaxie. Pas encore…
— Je vais devoir vous mettre sous surveillance jusqu'à notre arrivée sur Oruséa, monsieur Henlaân. Ensuite, après les festivités, nous demanderons ensemble une audience à l'Empereur afin de lui exposer votre cas.
Le merson releva la tête dans un effort soudain.
— Nous, mersons, nous savons parfaitement que votre Empereur n'a aucun pouvoir, sinon celui que lui donnent les Jedi. C'est vous autres les Jedi, grâce à la Force, qui tenez les rênes de toute cette galaxie et qui gérez les destinées de huit cents milliards d'être humains. Ne nous prenez pas pour des demeurés, s'il vous plait.
S’il était pris de colère, Suréna n’en montra rien. Il contrôlait parfaitement ses émotions et c’est d’une voix de marbre qu’il répondit :
— Ne redites jamais cela, merson. Nous ne dirigeons rien.
— Mais ceux qui dirigent dépendent de vous, dit Henlaân en se dressant sur son siège, de vous et de la Vieille Science et de ses merveilles technologiques. Ne me mentez pas, Jedi, nous savons tout cela. Je m'étais préparé à me heurter à vous autres un jour ou l'autre, car vous êtes partout, et sous prétexte de religion, vous contrôlez, vous manipulez le peuple qui à son tour fait pression selon vos désirs sur le Sénat Galactique.
Suréna ne manifestait aucune émotion. Quelle perspicacité extraordinaire, songea-t-il. Comment les mersons avaient-ils pu réaliser cela, sans prendre part à la vie de la galaxie ? Était-ce leur isolement qui leur avait permis de comprendre, d'interpréter ce qu'ils voyaient autour de leur monde ? Comment, d'ailleurs, avaient-ils pu maintenir un tel isolement ? Henlaân avait aussi mentionné la Vieille Science, dont personne n'avait entendu parler hors des milieux autorisés. Ces mersons, visiblement, étaient devenus dangereux, très dangereux, et ce n'était que maintenant, par un pur hasard, que quelqu'un s'en rendait compte.
La première chose à faire consistait à isoler le merson du reste des passagers du croiseur. Le Wandering Nova faisait pour l'instant route vers sa dernière escale avant Oruséa Prime, où allaient se dérouler les célébrations du Millénaire de l'Empire des Six Provinces. Suivrait l'intronisation du trente-sixième empereur de la dynastie Mokran, cérémonie qu'il était vital de ne pas voir troublée. Des foules impressionnantes venues des quatre coins de L'Empire convergeaient en ce moment vers Oruséa, foules qu'il serait difficile de contrôler en cas de difficulté. Même la Mémoire, l'ordinateur utlime crée autrefois par les Seigneurs Noirs, et aujourd'hui au service des Néo-Jedi, malgré toutes ses possibilités, ne pouvait prévoir les mouvements et les réactions d'une foule en furie.
Il était donc impératif de mettre le merson au secret, voire de l'éliminer s'il tentait quoi que ce soit. La sécurité du Plan Mnémonique passait avant la vie d'un merson. Avant la vie de tous les mersons. Après les festivités, le Conseil Jedi prendrait les choses en main.
Suréna se leva, le visage froid.
— Suivez-nous, monsieur. Je vais vous conduire à une cabine où vous resterez enfermé durant le reste du voyage. Vous serez ensuite transféré sur un vaisseau Jedi et conduit en lieu sûr.
Henlaân ne répondit pas. Voûté, rabougri sur son siège, écrasé par la pesanteur, il ne trouvait même plus la force de parler. En lieu sûr, cela signifiait certainement sur Coruscant, dans un cachot quelconque, en attendant que les Jedi prennent des mesures contre les pouvoirs mentaux des mersons. Quelle imprudence de sa part d'avoir ainsi révélé un des secrets les mieux gardés de la galaxie ! En temps normal, contre quelqu'un d'autre, il s'en serait tiré en usant de la Force, mais Suréna était un mentaliste parfaitement entraîné. Le merson sentait toujours peser sur son cerveau l'emprise mentale du Jedi, comme une chape de plomb, neutralisant la moindre attaque. Péniblement, il se mit debout et réussit à articuler :
— Je vous suis, Jedi.
Le couloir était encombré et bruyant. Les passagers avaient quitté les salles à manger et se pressaient vers leurs cabines ou les salles de spectacle et une foule compacte emplissait maintenant les coursives du croiseur spatial. Suréna tendit la main vers Henlaân pour barrer le passage et stopper le petit groupe qui quittait la salle de jeu. Trop de monde, songea Suréna. S'il le voulait, le merson n'aurait aucune difficulté à les semer dans la foule. Tout excellent mentaliste qu'il fût, Suréna avait des difficultés à maintenir son emprise sur un cerveau particulier au milieu d'une foule, alors que des centaines d'autres présences interféraient dans la Force selon des motifs aléatoires, des intensités variables et des schémas toujours différents.
Seulement, plus tôt le merson serait au secret, mieux ça vaudrait pour tout le monde. Suréna se tourna vers les deux officiers de sécurité qui l'accompagnaient :
— Restez derrière le merson. S'il tente quoi que ce soit pour nous fausser compagnie, tuez-le.
Les deux autres firent un signe de tête. Les Néo-Jedi n'étaient guère causants, en général, jamais plus qu'il n'était nécessaire. Particulièrement lorsqu'ils s'exprimaient dans leur propre langue, le nombre de mots était limité. Ils privilégiaient les inflexions, les accentuations pour se faire comprendre. Peu de mortels pouvaient assimiler la langue maternelle des Jedi, que ceux-ci pratiquaient depuis des millénaires en l'améliorant toujours vers un minimalisme absolu et une redoutable efficacité. L'introduction des techniques mentalistes chez les Néo-Jedi, autorisant un contrôle strict sur les muscles du visage, avait limité un peu plus les mots au profit de mouvements et d'expressions faciales qui pouvaient exprimer bien plus qu'il n'y paraissait.
Suréna et son groupe s'engagèrent dans le flot humain remontant le large couloir puissamment éclairé. Celui-ci longeait tout le croiseur, sur toute sa longueur, dans sa partie la plus profonde. Des centaines de personnes empruntaient cette coursive pour se rendre d'une partie du vaisseau à une autre, toutes origines confondues : des trigons joufflus, des Quarrens en robe traditionnelles, des Chisss au regard grave, et des humains, beaucoup d'humains… L’Empire des Six Provinces dans toute sa splendeur, avec ses costumes, ses cultures diverses, mais aussi sa langue unique imposée par l'Imperium, le gouvernement qui présidait aux destinées de trente millions de mondes habités. L’Empire, la plus grande puissance de la galaxie. La plus fragile, aussi.
Tout ce beau monde convergeait vers Oruséa Prime, actuelle capitale, ville tentaculaire qui s'élevait en lieu et place de l'ancienne Tribune galactique détruite au début de l'Ère des Ténèbres. On allait y couronner le trente-sixième empereur, potentat idolâtré par des milliards de gens, en fait une marionnette des Jedi, désignée selon des critères stricts par la Mémoire après analyse de centaines de milliers de profils mentaux. La Mémoire choisissait toujours la meilleure personne pour le rôle.
En temps normal, Oruséa Prime n'était pas un monde très peuplé, seulement occupé par quelques millions de fonctionnaires et techniciens. Mais dans quelques jours, la capitale de l'Empire verrait la plus grande foule jamais rassemblée depuis la fin des dernières guerres : cinquante millions de personnes étaient attendues. On avait affrété pour l'occasion cinq nouveaux super croiseurs et ouvert dix nouvelles lignes régulières transgalactiques desservant les secteurs les plus populeux.
Qu'est-ce qui les poussait tous vers Oruséa ? Le fait de voir l'Empereur ? D'assister aux fêtes les plus fastueuses que l'histoire galactique ait connu ? Qui pouvait comprendre à fond les réactions de cette populace ? La Mémoire n’avait pas pour vocation de comprendre la psychologie de toutes ces créatures intelligentes si différentes les unes des autres. Elle se contentait de traiter des informations et d'en tirer des probabilités. Le cas échéant, elle recommandait un ajustement, le plus simple possible, pour rester dans le cadre du Plan. Mais devant un événement d'une ampleur jamais enregistrée, il lui était difficile d’établir des hypothèses fiables.
Suréna et son groupe remontèrent la promenade en direction des quartiers d'habitation. L'endroit le plus sûr pour enfermer le merson était encore la cabine de Suréna. Elle se trouvait dans des quartiers réservés, et personne ne se serait risqué à pénétrer dans les appartements d'un chevalier Jedi durant son absence. Henlaân suivait passivement. Il était parvenu à enfermer son esprit derrière un bouclier mental que même un Anzat n'était capable de percer, mais qui ne lui servait qu'à préserver l’intimité de ses pensées. Physiquement, il allait de plus en plus mal et chaque pas lui était plus pénible que le précédent. Tôt ou tard, il devrait se reposer. Alors qu'il manquait de trébucher, Suréna le soutint doucement par le coude. Les regards des deux hommes se croisèrent : nulle bienveillance dans les yeux du Jedi, nul sentiment, mais un soupçon de reconnaissance dans ceux du merson. Bien qu'ils soient de farouches et implacables guerriers, les Jedi respectaient, en général, la dignité de leurs ennemis.
Alors que Suréna et les autres attendaient l'ascenseur qui devait les conduire dans les quartiers d'habitation, un groupe de miliciens bothans s'avança en riant fort le long de la promenade. Du coin de l'œil, Suréna les observa et se tint sur ses gardes. Des brutes, ces miliciens. Titubants un peu, ils étaient franchement éméchés et parcouraient la coursive aux bras de plusieurs jolies filles appartenant à l'équipage. Ils riaient bruyamment, chantaient des refrains paillards dans leur langue maternelle, sans se préoccuper des autres passagers qu'ils bousculaient allègrement.
Lorsque le groupe fut à la hauteur de Suréna, l'un des miliciens heurta brutalement le Jedi. L'esprit sous l'influence du vin d'épice, il ne savait pas ce qu'il faisait, visiblement, et Suréna se contenta d'épousseter ostensiblement son uniforme.
L'affaire aurait dû en rester là. En général, un simple regard suffisait aux chevaliers Jedi pour se faire respecter même par le plus costaud des bothans. Mais avant que Suréna m'aie le temps de réagir, le milicien heurtait violemment Henlaân qui, déséquilibré par le bothan pourtant à peine plus grand que lui, s'écroula sur le sol comme un pantin désarticulé.
Le milicien tourna la tête. Voyant le merson effondré à ses pieds, il éclata d'un rire puissant et grave.
— Alors, merson ! On ne s'excuse pas lorsqu'on bouscule un milicien ?
Péniblement, Henlaân parvint à se redresser. Terrifié, livide, il regardait fixement l'individu poilu puant l'alcool qui s'agitait devant lui. Les autres miliciens ne s'étaient même pas aperçus de l'incident et poursuivaient leur chemin en rigolant. Alors que le bothan s'approchait un peu plus de lui, Henlaân tenta instinctivement de le foudroyer mentalement, technique radicale fréquemment utilisée sur Mersa contre les personnes de ce genre. Cependant, ses pouvoirs étaient toujours verrouillés par Suréna, et c'est avec impuissance qu'il vit le milicien poser sa grosse patte velue sur son épaule chétive.
— Pauvre petit merson. Je vais t'apprendre le respect !
Il leva un poing aussi massif qu'une enclume malkite. Avant qu'il n'ait le temps de frapper, Suréna fondit sur le milicien et s'interposa.
— Cela suffit, bothan. Restons-en là, s'il vous plaît.
L'esprit complètement embrumé par l'alcool, le milicien grogna et fit face au Jedi. Prenant une position de défense, Suréna chercha d'abord à éviter le combat physique : usant de son pouvoir mental, il s'insinua dans le cerveau du bothan afin d'inhiber ses tendances agressives. En vain. La brute était trop imbibée. L'alcool et les techniques mentaliques ne faisaient jamais bon ménage.
— Tient ? brailla le milicien d'une voix pâteuse. Un Jedi qui prend la défense d'un avorton ! Tout fout le camp dans cette galaxie.
— Laissez cet homme tranquille, bothan. Je n'ai aucune envie de vous y contraindre par la force. Peut-être que quelques mois de garnison à la frontière Malkite vous éclairciront les idées.
Cette menace aurait fait trembler n'importe quel milicien. La frontière Malkite était le dernier endroit où un impérial aurait voulu se trouver. Niché au cœur de la Bordure Extérieure, le royaume de Malkus, l’un des derniers bastions des anciens empires d'autrefois, résistait farouchement à l'annexion depuis près d'un millénaire, et même si l’Empire était officiellement en paix, les escarmouches avec les unités malkites étaient monnaie courante. Mais le bothan était trop grisé pour réaliser ce qu'il faisait ou disait. L'alcool d'épice, à forte dose, excitait l'agressivité naturelle et les frustrations jusqu'à changer le buveur en animal sauvage. L'Imperium avait vainement tenté d'en interdire la consommation, mais la production était si répandue sur plusieurs millions de mondes qu'il s'était avéré impossible de la contrôler.
Le milicien poussa quelques grognements inintelligibles, et le rouge lui monta au front. Une veine saillante se mit à battre sur sa tempe. Curieusement, dès que les premiers cris de rage du bothan s'étaient fait entendrent, cette portion du couloir était devenue brusquement déserte, et les quelques passagers qui restaient se tenaient à une distance respectable de la scène. La violence de la colère des bothans était proverbiale dans toute la galaxie.
— Ne m'obligez pas à employer la Force, milicien, dit Suréna. Nous avons besoin de vous sur Oruséa pour…
Mais le bothan n'entendait plus rien. Dans son cerveau, Suréna ne distinguait que de la haine et de la fureur. Tant de fureur ! D'où pouvait provenir une telle haine incontrôlée ? Ce n'était pas le moment de méditer : le milicien tira de sa ceinture une dague neuronique et se rua vers Suréna. Dans un ample mouvement du bras, le Jedi saisit son sabre laser. La lame bleue s'illumina presque instantanément, et Suréna se campa en position de défense. Pour atteindre Henlaân, il faudrait d'abord lui passer sur le corps, ce qui était loin d'être facile.
Poussé par la fureur, aveuglé par une haine amplifiée par l'alcool, le milicien frappa de toutes ses forces en direction du Jedi. Suréna esquiva le coup sans difficultés; le vin ne facilitait pas la coordination des mouvements de son agresseur, qui frappa de nouveau. Nouvelle parade de Suréna, esquive de côté, et le bothan se retrouva face au mur. Le Jedi s'était glissé derrière lui. Il pouvait à ce moment le tuer d'un coup s'il le voulait, mais ce n'était pas dans ses intentions. Les arts du combat défensif, appris avec Maître Mérodac alors qu'il savait à peine marcher, prévoyaient très rarement la mort de l'adversaire.
Rendu plus furieux encore par l'habileté du Jedi à esquiver ses assauts, le milicien devint presque bestial et, soufflant comme un taureau, poussa un hurlement abominable. Henlaân, qui assistait impuissant à toute la scène, sentit son sang se glacer.
Dans les secondes qui suivirent, Suréna fit preuve d'une adresse incomparable. Il se contenta d'esquiver systématiquement tous les assauts et les coups de son adversaire. Par quatre fois, la dague neuronique s'approcha de lui dangereusement, mais sans même le frôler. Une dague de cette espèce était dangereuse même si elle ne pénétrait pas la chair; un simple contact brûlait les cellules nerveuses et provoquait une douleur terrible.
Suréna prit presque goût à ce petit jeu. C'était même trop facile : le bothan commençait à se fatiguer et ses assauts faiblissaient à chaque fois. Quant aux deux compagnons de Suréna, ils s'étaient écartés et contenaient la foule des curieux qui s'amassait dans la coursive. Ils ne faisaient même pas mine de vouloir intervenir : Suréna était largement plus fort que le milicien. Au bout de quelques minutes, le Jedi décida que le jeu avait assez duré. Vif comme l'éclair, il esquiva une attaque de front du Bothan et porta un coup rude et précis. Avec un sifflement, trop vite pour que l'œil le perçoive, son sabre laser fendit l'air et trancha net la dague neuronique du milicien en son point faible, à la base de la lame. Semblant soudain dégrisé, l'autre contempla d'un air stupide le manche de son arme désormais inutilisable.
— Au nom de l'Imperium, dit Suréna, vous êtes en état d'arrestation, milicien. Ne tentez rien, s'il vous plaît, sans quoi je serai dans l'obligation de…
Méprisant le conseil de Suréna, le bothan, soudain beaucoup plus rapide, plongea la main sous le pan de sa tunique et en tira un autre objet : une arme de forme oblongue avec une crosse.
— Un blaster ! hurla l'un des compagnons de Suréna. Une arme prohibée !
Suréna tressaillit intérieurement. La loi impériale interdisait le port des armes à énergie, même pour les miliciens qui faisaient office de police dans les provinces. Personne ne portait plus de blaster depuis des siècles, et beaucoup de gens ne savaient même plus à quoi cela ressemblait. Où donc un simple milicien avait-il pu s'en procurer un ? Une grande clameur monta parmi les passagers qui emplissaient la coursive. Il y avait bien vingt ou trente personnes à proximité, à présent, maintenues à distance par les Jedi. Si le milicien faisait feu, il risquait fort de tuer ou de blesser pas mal de monde.
Le bothan, hors de lui, tenait convulsivement son arme à bout de bras, le canon pointé vers Suréna. Son front était noyé de transpiration et ses joues se plissaient sous un terrible rictus, révélant ses crocs jaunis.
— Alors Jedi ? Surpris, hein ? Ton sabre ne pourra pas te sauver, cette fois.
Son doigt pressa sur la détente du blaster. Un rayon d'énergie concentrée jaillit du canon en direction du Jedi.
On ne vit pas bouger Suréna. Un instant, il était face au canon, l'instant suivant, il était à côté. Son mouvement fut si rapide qu'il avait frappé le milicien avant que le rayon de particules n'ait atteint l'endroit où il se trouvait auparavant. Le rayon fit un trou dans une paroi, net, grand comme une pièce de vingt crédits, et le milicien s'effondra, mort. Le sabre laser l'avait percé de part en part, en plein cœur.
Suréna eut une grimace dégoûtée. Enlever une vie, même pour en sauver d'autres était un acte terrible pour un Néo-Jedi. Mais la loi était formelle, et la vie de nombreux passagers était en jeu. Au moins le milicien n'avait-il pas souffert.
Suréna se retourna vers la foule, son sabre à la main, et ordonna d'une voix glacée :
— Que tout le monde retourne dans sa cabine ! Jusqu'à nouvel ordre, personne ne doit se trouver dans les couloirs ! Et que cela serve de leçon à ceux qui boivent un peu trop.
Mais intérieurement, malgré son apparente assurance, Suréna tremblait comme une feuille. Ce n'était pas la première fois qu'il était contraint de tuer son adversaire dans un combat singulier, mais cette fois, il avait senti quelque chose dans l'esprit du milicien, une haine furieuse, alors qu'il tirait son blaster. La menace d'une arrestation l'avait fait réagir d'une manière inattendue, et Suréna était persuadé qu'il préférait mourir plutôt que de subir l'interrogatoire des Jedi. Pour quelle raison quelqu'un aurait-il préféré la mort à une arrestation en règle ?
L'un des autres Jedi s'approcha de Suréna alors que la foule se dispersait :
— Un blaster ! dit-il. Vous auriez dû…
— Silence, monsieur Seyd, dit Suréna. Il était en état d'arrestation et portait une arme interdite.
Tous se turent. Suréna se servait de la loi impériale comme bouclier pour justifier ce qu'il venait de faire. Mais il aurait pu simplement neutraliser le milicien sans le tuer. Il l'avait éliminé parce qu'il avait lu quelque chose en lui, quelque chose d'effroyable, de si terrible qu'il n'osait même pas le mentionner.
— C'est un cas de légitime défense, de toute façon, dit Seyd. Et vous avez l'autorité pour appliquer la loi impériale. C'est ce que dira mon rapport.
Suréna ne répondit pas. Extérieurement, il restait de glace devant ce qui venait de se produire, mais son esprit était rempli d'horreur. Même le contrôle psychique strict que les Jedi imposaient à leurs sentiments ne suffisait plus à endiguer la peur qui naissait dans le cœur de Suréna. Il ressentit un besoin incoercible de donner libre court à ses sentiments, à sa colère contre lui-même : c'était la peur qui l'avait fait tuer le milicien, la peur et rien d'autre. La peur de… Non, songea-t-il. Il ne faut pas. Il était un Chevalier Jedi de classe supérieure, il ne pouvait pas avoir peur de quoi que ce fut. Et il ne devait jamais laisser ses émotions filtrer, encore moins le submerger, surtout pas en public. Jamais !
Il se tourna vers les autres. Henlaân, toujours assit par terre, ne pouvait détacher ses yeux du cadavre du bothan. Le Jedi avait prit sa défense. L'avait-il fait par principe ou par sympathie envers lui ? Par principe, certainement, et pourtant une étrange gratitude naturelle montait dans le cœur du merson, un sentiment qui l'effrayait. S'il se prenait de sympathie pour Suréna cela risquait de compromettre sa mission.
— Que doit-on faire du corps ?
— Fouillez-le, monsieur Seyd. Trouvez ses papiers et demandez son dossier. Nous informerons sa famille en temps utile. Il n'est pas indispensable qu'on sache qu'il détenait une arme interdite. D'ailleurs…
Suréna ramassa l'arme qui traînait toujours par terre à côté du cadavre et l'examina attentivement; c'était une vieillerie, un blaster d'avant l'Ère des Ténèbres. Celui qui l'avait remise en état et rechargée devait être un expert ; on ne trouvait plus depuis bien longtemps les matrices énergétiques pour ce type d'arme de poing. La difficulté était de savoir qui l'avait procurée à un milicien bothan. Et comment elle avait pu être introduite dans le croiseur sans être détectée par les scanners.
Seyd, qui fouillait les poches du défunt, se figea soudain. Il tenait une carte magnétique.
— Maître ! Regardez !
Suréna saisit la carte de plastique noir que Seyd venait d'extraire du portefeuille; elle portait le nom du milicien, sa photo holographique, un code-barre compliqué représentant sans doute son empreinte génétique. Mais au verso, sur le fond noir, était imprimé un vieux symbole doré. Un symbole qui en lui-même ne signifiait rien, mais qui autrefois, avait représenté l'horreur.
— C'est ce que je crois ? demanda Seyd, en prenant soin de s'exprimer en langue Jedi.
— J'en ai bien peur, dit Suréna. Il faut immédiatement prévenir mon père, c'est de la plus haute importance.
Suréna fit disparaître dans le pan de sa tunique et l'arme et la carte, puis resta un instant figé, au milieu de la coursive. Pour la première fois de sa vie, il était confronté à une situation à laquelle rien ne l'avait jamais préparé, à laquelle aucun Jedi n'était plus préparé.
Les Seigneurs Noirs. Les derniers descendants des anciens Sith, adeptes du Côté Obscur, qui avaient provoqué la guerre universelle dans toute la galaxie, et plongé des millions de mondes dans l'Ère des Ténèbres. Les Seigneurs Noirs qu'on croyait disparus à jamais grâce à l'intervention du premier Néo-Jedi Gilead, plus de trois millénaires auparavant. D'un geste, Suréna fit venir les deux autres vers lui et dit :
— Ne parlez à personne de ce que nous avons découvert. Si les Seigneurs Noirs existent encore, personne ne peut dire de quoi ils sont capables. Je vais contacter mon père, même si je dois réquisitionner la moitié des circuits de la Mémoire. C'est peut-être déjà trop tard… Et épluchez le dossier de ce milicien; il nous mènera peut-être à quelqu'un d'autre. Je les trouverai, ou je ne m'appelle plus Suréna Spell.