[Sommaire]<< Chapitre précédentChapitre 4 - Dilemme et tentation
Iggvar, Kiro, Ghastas, KC et Monok étaient rassemblés dans la hutte d’Ondramada pour partager un repas dont ils avaient tous bien besoin. (Un recycleur d’air avait été fabriqué à partir de pièces détachées pour leur permettre de retirer leurs masques) Toutefois, le chantac – l’alcool traditionnel des Karabbatchi que leur avait proposé le doyen à leur arrivée – ne risquait pas d’être au goût d’Iggvar, à en croire l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait. Malgré tout, Ghastas ne se gênait pas pour en boire à grandes gorgées, un verre après l’autre. Le jeune homme l’observait faire, sidéré, s’interrogeant sur les différences de goût entre espèces. Est-ce que tous les Dévaroniens buvaient des boissons aussi infectes, ou était-ce seulement Ghastas qui s’y était accoutumé en vivant parmi les mutants ? Mais le démon cornu avait dû entre-apercevoir ses pensées en croisant son regard.
— Qu’est-ce que tu regardes, microbe ? T’as peur de boire, c’est ça ?
— Euh... Non, pas du tout…
— Ah, donc c’est de moi que t’as peur !
— Hein, quoi ? Mais pas du tout !
— Ton regard dit tout, imbécile !
— Silence, vous deux ! intervint Baff-ud Ondramada qui venait d’apparaître au coin du rideau qui séparait la large hutte du lieu où reposait la dormeuse. Ghastas, tu ne devrais pas boire autant. Tu auras besoin de toute ta tête pour le combat qui arrive. Et toi, jeune imprudent, garde tes yeux là où tu es sûr de ne pas les perdre.
Iggvar et Ghastas eurent tous les deux l’air aussi contrariés, ce qui amusa Kiro.
Baff’ud tira alors le rideau, révélant la jeune femme qu’ils n’avaient jusqu’alors vue qu’assoupie, mais qui était à présent bel et bien éveillée. Vêtue d’une nouvelle tenue pour remplacer celle déchirée dans l’accident, elle les dévisagea d’un regard interrogateur. Baff’ud la désigna d’un geste solennel et s’adressa à ses amis.
— Voici celle qui a vécu plusieurs vies, qui par trois fois est morte mais survit. Mes chers camarades, ayez un salut respectueux pour la grande Ma’ra’tatchi.
— Je ne comprends pas… fit la jeune femme. Comment vous connaissez mon passé ? Et je ne m’appelle pas Ma’ra’tatchi. Mon nom est Jinta Baskos.
— Hmm. Tu as porté bien des noms. Mais Jinta Baskos appartient au passé maintenant, car tu n’es plus celle que tu étais. Dans la langue ancienne, Ma’ra’tatchi signifie "celle qui vit". Car même si ton identité t’a été volée, une chose est certaine : Ton essence vitale subsiste. Tu es vivante, et c’est le plus important. Les noms, les visages… La Force est indifférente à ces choses-là. Nous sommes tous les vecteurs d’une même destinée. Dans la vie que nous menons, un seul choix s’impose à nous. L’amour, ou la haine. La lumière, ou les ténèbres. Et toi, as-tu déjà fait ton choix ?
Jinta semblait confuse. Et ce n’était pas un trait de caractère qui lui ressemblait d’ordinaire, ou en tout cas elle préférait ne rien en laisser paraître. Mais le récent accident, qui avait résulté de sa vision cauchemardesque, avait changé la donne. Jamais elle n’aurait laissé apparaître le moindre doute ni la moindre hésitation quand elle était Jinta Baskos, la chasseuse de trésors, avant sa rencontre avec l’Oracle. De toute évidence, quelque chose en elle avait changé. Elle ne voulait plus faire de mal, plus se cacher. Mais était-elle capable de choisir sa voie, sachant qu’elle n’était pas entièrement maîtresse de son destin ?
— Le choix que j’ai fait, répondit-elle enfin. C’est de tuer l’Oracle. Et de laisser celle que j’étais derrière moi. Qui je suis maintenant ? Ce que je compte faire ensuite ? Ça n’a pas d’importance. Seuls les actes comptent. Les actes dans l’instant présent.
— Pas exactement, rétorqua Baff’ud en posant une main sur son épaule. Les intentions derrière les actes sont tout aussi importantes que les actes eux-mêmes. Nul ne peut construire le présent sans envisager l’avenir, pas plus qu’on ne peut marcher sans regarder devant soi.
— Le vieux a raison, renchérit Ghastas en pointant un morceau de viande dans sa direction. Il a toujours raison. Tu t’en rendras vite compte.
Le mutant sénile émit un rictus.
— Sage je suis grâce à la Force, mais pas à ce point-là. Il m’arrive aussi de me tromper.
— T’es trop modeste, Baff. Alors, gamine ? adressa-t-il à Jinta d’un air désinvolte. Tu vas nous aider à terrasser la sorcière ? On est là pour ça aussi, tu sais. Mais il paraît que tu es la seule à en avoir… les tripes, si je puis dire.
— Comment ça ? Je suis venue ici pour chercher de l’aide.
— J’allais y venir, lui répondit Baff’ud. Mon peuple est détenteur d’une arme ancestrale, capable de détruire l’âme de celui qu’elle frappe. Tu es la seule assez puissante pour la manier correctement, et c’est le seul et unique moyen d’être sûr que l’Oracle disparaisse à jamais. Mais…
— Mais ?
— Si tu tues l’Oracle de cette épée... tu mourras aussi.
Le sang de Jinta se glaça face au dilemme qui se présentait à elle. Tuer l’Oracle ne revenait plus à purger une partie d’elle-même. Ça revenait à un suicide pur et simple. Un suicide, ou plutôt… Un sacrifice. Une question lui transperça alors la poitrine. Était-elle prête à sacrifier sa propre vie ?
— Je… Je dois y réfléchir, dit-elle à mi-voix avant de tourner les talons et de sortir de la hutte.
— Eh ! lui adressa Ghastas. Tu vas pas nous laisser tomber, dis ?
— Laisse-la, lui intima Ondramada. Il lui faut du temps.
— Du temps ? Mais on va tous mourir si on traîne trop !
— Nous avons le temps. Et toutes les cartes en mains. Mais se précipiter ne nous fera pas gagner la partie.
— Pfff. Et moi, je pense que le p’tit jeune a plus de cran que cette nana sortie de nulle part. Il a fait ce que personne ici n’a été fichu de faire. Au péril de sa vie, il a terrassé le monstre ! D’un coup d’un seul, ouaip ! Iggvar il a compris, lui. Qu’est-ce qu’elle croit, que sa vie a plus de valeur que celle de millions de gens ?
— Elle ne croit rien, justement. C’est un choc pour elle. Il lui faut le temps de se rendre compte des tenants et aboutissants. Il lui faut le temps d’accepter.
Ghastas se leva d’un coup de la table en renversant son verre d’alcool.
— On a assez attendu comme ça, nom d’un mynock malade ! Tu crois qu’ils lui ont laissé le temps, à Ribajo ? À Karzgard ? À Lunatown ? À Winker’s Alley ? On est les prochains sur la liste, Baff, et tu le sais très bien !
*
C'était déjà la nuit – ou en tout cas l'équivalent local de la nuit, ce qui n'avait pas vraiment d'importance –, car tous les habitants avaient déserté la rue pour dormir dans leurs habitats respectifs. Jinta s'approcha de la fontaine où coulait doucement une eau jaunie par le gaz et les bactéries. Elle s'agenouilla sur le rebord en pierre crasseux, et se mit soudain à pleurer de façon incontrôlable. Les larmes coulaient sur son masque respiratoire, avant de tomber dans le bassin et de se mélanger à l'eau. Elle se ressaisit tant bien que mal, une boule dans la gorge étouffant son chagrin.
— Non, tu dois rester forte. Tu dois... rester forte.
En observant l'eau trouble, elle vit alors un poisson nager à l'intérieur. En regardant de plus près, elle se rendit compte que ce poisson avait la capacité de diviser son corps en plusieurs parties indépendantes qui nageaient à l'unisson, avant qu'elles se rassemblent pour former à nouveau le corps entier.
— Tu es comme moi, dit-elle au poisson, un peu amusée.
— Je suis comme toi, répondit alors le reflet de Jinta dans l'eau.
Jinta sursauta et se releva sur ses pieds, regardant le reflet de son visage dans le bassin.
— Je rêve...
Son reflet ne répondit pas, mais il se tenait là, à l'observer. Son expression... Elle avait un air de malice et de fierté.
— Pourquoi pleures-tu ? Tu es appelée à devenir tellement plus. Bien plus que tous ces misérables... Le pouvoir que tu as… pourrait plier la galaxie à ta volonté.
— Oui, je pourrais... Mais à quel prix ?
— Tout dépend de ce que tu veux, Jinta.
— Je veux... détruire l'Oracle.
— Bien sûr, bien sûr... Pour ensuite prendre sa place. L'Oracle t'a volé qui tu étais. Il est tout naturel que tu veuilles reprendre ce qui t'appartient.
— Je voudrais bien, mais... C'est impossible. Pour la tuer, il faut que je meure aussi.
— Vraiment ? Ne te contente pas de croire tout ce qu'on te dit. Si tu tues l'Oracle, tu retrouveras tes pouvoirs à leur plein potentiel. Ces pouvoirs qui t'ont été retirés... Ces pouvoirs qui te sont interdits. Ne veux-tu pas vivre éternellement ?
— C'est... C'est trop de pouvoir. Je… Je ne peux pas.
— Oh mais si, tu pourras, répliqua le reflet de Jinta, qui changea de forme pour montrer une Jinta grande, majestueuse, vêtue d'une robe pourpre d'Impératrice et d'une splendide couronne d'or, et qui portait sur elle un regard plein d'orgueil. Tu seras crainte de tous. Même l'Empire ne pourra s'opposer à toi. Ton règne arrive, Jinta. À condition que tu le saisisses.
Un crapaud bondit alors dans la fontaine, éclaboussant Jinta qui poussa un cri de surprise. L'instant d'après, son reflet était redevenu tout ce qu'il y avait de plus normal.
Je… Je peux le faire, se dit-elle intérieurement.
Si c'est vrai... Je dois essayer. Après tout… Où est le mal ?*
Jinta revint dans la hutte, et tout le monde demeura silencieux pour entendre ce qu’elle avait à dire.
— Écoutez. Je comprends mieux que personne l’urgence de la situation. J’ai dit que je tuerais l’Oracle, alors je le ferai. Quel qu’en soit le prix. Mais je ne pourrai pas le faire seule. Puisque vous êtes prêts à m’accompagner, je veux bien de vous comme alliés. Mais à une condition : Vous devrez faire tout ce que je vous dis.
Ghastas s’esclaffa d’un rire gras et tonitruant.
— Alors ça, c’est la meilleure ! Et pour qui tu te prends exactement, ma jolie ?
Le visage de Jinta s’assombrit, et de la foudre jaillit de ses doigts pour venir s’abattre sur le Dévaronien. Le pauvre diable se débattit par terre et hurla à la mort alors que les éclairs couraient sur sa peau, et tout le monde autour fut pris d’une terreur soudaine.
— Ma’ra, non ! cria Baff’ud à Jinta sur un ton soudain grave et autoritaire.
Cette dernière secoua la main d’un air agacé pour se débarrasser des éclairs, et le dévisagea d’un air de défi.
— Jeune femme, venez avec moi. Nous allons avoir une longue conversation. Vous autres... tenez-vous tranquilles.
Alors que les deux quittaient la pièce pour s’isoler, Ghastas, humilié et encore fumant dans la poussière, cracha de rage et grinçait des dents.
— Vous avez vu ce qu’elle a fait ? C’est une sorcière… On ne peut pas lui faire confiance !
— Moi, je pense surtout que vous l’avez contrariée, commenta Kiro. Qu’est-ce que t’en dis, Iggs ?
— Je… Je ne sais pas trop quoi en penser.
— Vous ne voyez donc pas ce qui se passe ? intervint alors Monok, qui avait observé toute la scène depuis le début sans dire un mot. C’est le pouvoir de l’Oracle qui est à l’œuvre. Elle cherche à nous tourner les uns contre les autres. Et vous… Vous tombez droit dans son piège.
— S’il y a quelque chose que tu sais et qu’on ignore, demi-portion, lui intima Ghastas, il serait peut-être temps de nous le dire.
— Je vous l’ai déjà expliqué, vous n’écoutiez pas. Le plus grand pouvoir de l’Oracle est d’influencer les gens pour mieux les soumettre. Et personne n’est totalement à l’abri de son influence. Vous pourriez alors avoir des pensées ou des envies qui ne sont pas les vôtres, et qui n’ont d’autre but que de vous mener à votre perte. C’est là son pouvoir le plus sournois, et c’est la raison pour laquelle on ne peut pas se permettre de laisser le doute ou la colère l’emporter sur notre raison. Aucun de nous n’est infaillible, mais il faut nous rappeler quel est notre ennemi véritable. Quand j’ai déserté l’Ordre des Proscrits, j’ai cru en vous, dit-il en montrant Ghastas de son doigt charnu. Vous, vous avez cru en eux, ajouta-t-il en désignant Iggvar et Kiro. Et nous avons tous cru au peuple Karabbatchi qui nous a ouvert ses portes, et qui est maintenant prêt à nous aider dans ce combat. Vous avez entendu comme moi : Ma’ra’tatchi est la seule qui ait le pouvoir de mettre fin à tout ça. Mais si nous lui tournons le dos… Alors nous sommes perdus. Croyez en elle, il le faut. J’ai déjà vu trop de personnes entrer en conflit pour des raisons qui n’en valaient pas la peine.
*
Ondramada invita Jinta dans une pièce à l'éclairage tamisé, où elle prit place sur un tabouret avant que le mutant ne s'installe à son modeste bureau taillé dans une coque de vaisseau quelconque. Le visage renflé et disgracieux du vieillard, déjà pitoyable à voir en temps normal, était rendu plus piteux encore par son expression dure et troublée. Le doyen posa son bâton shamanique et croisa deux de ses bras en dévisageant Jinta d'un air interrogateur, comme s'il attendait qu'elle parle en premier.
— Bon, désolée pour ce qui vient de se passer. Je me suis laissée emporter.
Baff'ud leva un sourcil.
— Mais... continua la jeune femme. Il faut que je vous sachiez la vérité. Je ne suis pas celle que vous pensez. En réalité… je suis plus proche de l'Oracle que vous ne le croyez. Elle est mon ennemie, oui... Mais je fais partie d'elle, et elle fait partie de moi. Car nous étions la même, avant d'être séparées.
Baff'ud ne montra aucune colère, mais plongea son regard dans le sien.
— Cela n'a jamais été un secret pour moi. Les visions m'ont prédit que celle qui nous aiderait... serait aussi notre ennemie.
— Et... Vous m'avez quand même fait confiance ?
— Les visions sont ambiguës. Il est facile de mal les interpréter. Seuls les événements présents peuvent nous apporter une certitude. Il arrive aussi... que l'avenir change en cours de route. Cela dépend en partie du regard qu'on lui porte.
— Sans doute. Mais le problème n'est pas dans l'avenir. Il vient de mon passé.
— Ton passé... Un passé douloureux, oui. Plein de tourments, de souffrances et de trahisons. Mais que décides-tu de faire maintenant ?
Elle pouffa.
— Décider ? Je ne suis pas sûre que je décide ce qui se passe en ce moment. Non, je n'ai rien décidé de tout ça.
— Oh, mais détrompe-toi. Le fait que tu sois ici… est une preuve de ta volonté intérieure de te détourner du mal. C'est cette volonté qui t'a amenée à faire ce que tu as fait. Sans elle... L'Oracle t'aurait déjà éliminée. C'était la volonté de la Force, mais ta volonté tout à la fois.
— Je ne comprends pas...
— La Force est l'énergie de la vie, elle naît de celle-ci autant qu'elle la nourrit. Autrement dit, elle dépend de nous autant que l'on dépend d'elle. Lorsque nous entrons en symbiose parfaite avec la Force, il n'y a alors plus de distinction entre la volonté de la Force... et notre volonté individuelle. Car nous formons alors un tout unique.
Jinta fit la moue.
— Je ne pense pas que l'Oracle se soucie d'être en symbiose avec la Force. Elle la plie à sa volonté pour arriver à ses fins... et tous les moyens sont bons pour ça. Pourquoi pourrait-elle le faire, et moi non ?
— Parce que ce n'est pas la voie à suivre. Si tu deviens comme l'Oracle, tu ne pourras pas la vaincre. Tu risques même de devenir pire que le mal que tu combats. Mais je sais que tu es capable de résister à l'obscurité. Il faut seulement... que tu en aies conscience. Et la volonté.
— Mais comment y résister ? Comment savoir si ce que je fais est suffisant ?
— Il suffit de le vouloir, et de ne pas abandonner. C'est déjà ce que tu veux, au fond de toi. Mais si tu lâches prise... Tu y succomberas.
— Alors je ferai de mon mieux. Vous m'avez sauvé la vie... Je vous le dois bien.
— Oh non, pas de ça entre nous. Il ne s'agit pas de ce que tu nous dois. Il s'agit de faire ce qui est juste. Est-ce que tu comprends ?
— Oui... Mieux que personne. Tout ce mal que j'ai causé... doit être réparé.
— J’aimerais te dire que tu n'es pas responsable de ce que tu as fait avant que l'Oracle et toi aient été séparées. J’aimerais te dire que le mal causé par l’Oracle peut être réparé. Mais je ne veux pas te mentir. Oui, tu as ta part de responsabilité. Tu devras vivre avec jusqu’à la fin de tes jours. Mais les choix que tu vas faire prochainement... détermineront si tu veux rester cette personne, ou en devenir une autre. Tu as le choix, Ma'ra. Quelle que soit la voie que tu choisis, c'est ce choix qui va déterminer, en définitive, qui tu es vraiment. Alors... Tâche de ne pas gâcher cette chance.

(à écouter pendant ou après la lecture)
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