Plusieurs jours après qu'Isil se fut écroulée à bout de force au bord d'une rivière, un hurlement de souffrance déchira le silence des sombres tunnels qui serpentaient dans les sous-sols de la forteresse, dressée à l’ombre des hautes falaises de roche rouge, au centre du désert de Sang. Il résonna dans les souterrains comme un sinistre cri d’agonie qui n’avait plus rien d’humain. Derrière d’épais barreaux rouillés par les ans, de pauvres hères décharnés, dans des habits en loques, les yeux hagards, le corps stigmatisé par les mauvais traitements et la privation, reculèrent prudemment en tremblant au fond de leur cellule. Pareils à des morts-vivants, ils lancèrent des regards furtifs et craintifs à droite et à gauche en frissonnant de peur, comme s’ils redoutaient de voir apparaître d’un moment à l’autre, une vision d’horreur.
Le cri se répéta et, à leur tour, quelques-uns des prisonniers se mirent à hurler comme de pauvres déments, certains en se cognant la tête contre les murs humides de leur cachot. D'autres se mirent à gémir et à pleurer en marmonnant des paroles incompréhensibles avant de se recroqueviller dans un coin sombre au milieu de leurs excréments.
Enfin, le silence retomba sur les pierres muettes, tragique comme le linceul obscur d'une chape de plomb qui se referme lourdement sur un cercueil abandonné.
— Il ne dira rien, Maître, laissa tomber un petit homme ventripotent et torse nu qui regardait le prisonnier, allongé sur une table sommaire équipée d’appareils complexes qui ne cachaient rien de leur sombre dessein.
L’homme qui venait de parler avait le corps recouvert d’une couche de sueur grasse et repoussante dans laquelle la poussière des lieux s'était incrustée. De nombreuses cicatrices parcouraient ses chairs. L’une d’elle barrait un œil gauche dont il ne restait plus qu’un globe oculaire mort, entièrement vitreux. Sa bouche était tordue sous l’effet d’une profonde balafre qui tiraillait la lèvre inférieure vers le bas en un rictus permanent et sinistre. Il tenait dans une main, un instrument ressemblant à un manche, relié d'un côté à des fils électriques et terminé de l'autre par une masse spongieuse et humide. Comme l’homme à qui il s’adressait et qu’il venait d’appeler Maître, ne répondait rien, il avança de nouveau son appareil vers le corps nu du prisonnier qui le fixait de deux grands yeux exorbités par la terreur. Appliquant la partie spongieuse sur le corps immobile, il effectua de larges mouvements latéraux. Aussitôt sa victime se remit à hurler de douleur. Son corps fut saisit de spasmes violents et tressauta anarchiquement malgré les liens qui lui enserraient les quatre membres. La douleur des muscles qui se tétanisaient paraissait à l'évidence intolérable et une écume rougeâtre s’écoula d’entre les lèvres crispées du torturé qui perdit soudainement connaissance.
Le bourreau regarda avec crainte le Maître par en-dessous, en faisant le dos rond comme s’il redoutait d’être roué de coups. L’homme qui semblait lui inspirer tant de crainte, était grand et longiligne. Dans la maturité de l'âge, il se tenait très droit, dans de grands habits de soie violette brodés d'or, qui recouvraient ses pieds et dont les amples manches dissimulaient la moitié de ses longues phalanges élégantes, presque féminines. Les traits de son visage étaient réguliers, avenants ; ses cheveux bruns coiffés en brosse, très légèrement poivrés d'argent, ornaient un front volontaire qui surplombait deux yeux bleu-gris rieurs — ce qui expliquait sans doute les petites rides qui en plissaient les coins — mais qui à l'instant présent avaient la dureté et la froideur de l'acier. Des fossettes marquaient ses joues et le milieu de son menton imberbe. Sa bouche mince, qui se relevait souvent aux commissures des lèvres dans un sourire séducteur, paraissait au serviteur, à ce moment précis, tranchée sinistrement à coup de lame de rasoir.
— Ranime-le, imbécile !
Sa voix calme mais sans appel avait claqué dans le silence froid et humide de la pièce. Tandis que le serviteur s'affairait autour de sa victime, après avoir été chercher sur une servante de bois une grande seringue remplie d'un liquide bleuté, la longue silhouette se mit à faire les cent pas en tournant en rond au milieu de la salle comme un fauve en cage. Il continua à voix basse comme s'il se parlait à lui-même.
— Quel entêté de prêtre ! Encore un qui va mourir sans lâcher une seule information utile. Des fanatiques, tous autant qu'ils sont ! Damnés prêtres, préférer mourir en préservant leur secret au lieu de collaborer avec mon extraordinaire puissance et ma suprême intelligence !
Il s'immobilisa et, s'emportant soudain, se retourna violemment vers la table de torture en levant les bras au ciel.
— Où est-elle? cria-t-il hors de lui.
Le serviteur se fit tout petit tandis qu'il examinait le prisonnier. Les doigts tremblants, il acheva l'injection avant de jeter la seringue dans un coin. Puis il saisit le poignet de sa victime, l'air préoccupé, pour tenter à l'évidence d'en détecter le pouls. Enfin, une terreur sans nom s'empara de lui quand il comprit l'amère vérité. Le visage décomposé, il leva la tête vers l'homme en habits violets et balbutia au comble de la peur.
— Il… il est mort, Maître…
Un cri rauque s'échappa et déchira les lieux.
— Rhaaaaaaaaaaaa !
Le serviteur reprit d'une voix fantomatique presque inaudible.
— Pitié Maître, je suis désolé… ce n'est pas ma faute…
L'homme fit un pas en avant.
— Je sais, finit-il par laisser tomber d'un air las. Mais tu m'as mal servi, c'est impardonnable. Pourquoi faut-il qu'à chaque fois que je m'approche de ce secret, le sol se dérobe sous mes pieds ?
Il leva les yeux au ciel, cherchant sans doute la réponse dans une improbable inspiration. Lentement, ses bras se tendirent en direction du pauvre hère qui tremblait comme une feuille morte au vent de l'hiver et des éclairs bleutés zébrèrent l'espace, prenant naissance au bout de ses doigts manucurés. Ils transpercèrent le corps du serviteur bientôt soulevé dans les airs puis secoué de spasmes, tandis que des hurlement de douleur jaillissaient de sa gorge terrifiée. Cela ne dura que quelques secondes, puis l'homme fit un geste de la main qui propulsa son serviteur contre le mur humide de la prison, avant qu'il ne glisse sur le sol, assis comme un pantin qu'on vient d'abandonner à la fin du spectacle.
— Je suis désappointé, Mornar, grinça l'homme entre ses dents.
— Je… je suis désolé Maître, répondit douloureusement le pantin de chair qui tentait de se relever en se frottant les reins. Cela n'arrivera plus, je vous le promets. On finira bien par trouver quelqu'un qui sait.
Il y eut un petit rire saccadé qui sortit de la gorge de l'homme.
— Oui, on trouvera bien quelqu'un qui sait…
Il serra le poing devant lui et le tourna comme s'il tordait le cou à un volatile.
— … et qui avouera. Il suffit juste que je trouve la bonne personne pour cela. Il ne sera pas dit que moi, Zarek, le plus puissant magicien d'Edena, je ne puisse la trouver, où que ce damné chien de Calem ait pu la dissimuler… dussé-je retourner chaque caillou de cette foutue planète, j'en fais le serment : je la trouverai !
*
* *
Loin de ce sinistre endroit, plus au nord, c'était jour de marché dans la grande ville blanche qui s'étalait comme à l'infini dans la plaine verdoyante d'Amar. Les rues étaient bondées à l'approche des places envahies par les étalages des marchands en tout genre, qui criaient à qui mieux mieux pour vanter leurs marchandises et attirer le client. Sous le soleil du petit matin, Edinu rayonnait de mille couleurs chatoyantes et fleurait bon les innombrables parfums qui s'entremêlaient dans un panachage frais et subtil.
De la terrasse, où sa vue pouvait embrasser une grande partie de la ville, Sali respirait à pleins poumons l'air matinal, dans lequel la brise odorante, venue de la terre, rencontrait l'air iodé de la mer toute proche. La jeune fille, au visage d'ange, s'étira longuement dans sa chemise de nuit bleu pâle avant de se retourner, un sourire de ravissement aux lèvres.
— J'aime l'odeur du matin en cette saison, lança-t-elle gaiement en virevoltant sur elle-même, les bras écartés. Ses nuances parfumées sont un délice pour mes narines, ne trouves-tu pas Namina ?
Occupée à ranger l'immense chambre à coucher somptueusement décorée, l'interpelée ne répondit pas et se contenta d'accrocher une longue robe de soirée sur un cintre, avant de la disposer dans une belle armoire de bois précieux richement orné de filets d'or.
— Tu pourrais me répondre quand je m'adresse à toi, protesta Sali les bras croisés, avec un petit air pincé accompagné d'une moue.
L'autre femme, d'une cinquantaine d'années, se retourna et sourit à la jeune fille.
— Je vous demande pardon, princesse, mon esprit était loin d'ici. Je n'ai pas entendu votre question.
Sali plissa le nez avant de le tordre et de décroiser ses bras.
— Ça ne fait rien… tu ne sauras donc jamais ce que je viens de te dire…
— Tant pis pour moi, princesse, soupira la femme, si je meurs ce soir, je mourrai avec un grand point d'interrogation dans ma tête.
La jeune fille se mit à sourire et s'avança jusqu'à celle qu'elle appelait Namina pour la prendre dans ses bras.
— Je t'interdis de mourir ce soir… ou un autre soir d'ailleurs, fit-elle d'une voix câline en se blottissant contre la femme.
— Bon alors, un matin ? suggéra cette dernière avec un sourire en coin.
Sali se recula de quelques centimètres pour la regarder.
— Ni un matin, ni un soir, ni même une nuit, je ne veux pas que tu meures un point c'est tout !
— Comme vous voudrez, princesse.
La jeune fille prit un air faussement excédé et leva la tête dans un geste hautain.
— Et je n'aime pas que tu m'appelles comme ça, sinon moi je t'appelle nounou !
Elles se mirent à rire toutes les deux avec une évidente complicité.
— C'est entendu, ma petite Sali, tes désirs étant des ordres, je ne t'appellerai plus comme ça… surtout que j'ai horreur quand tu me donnes du nounou !
Namina pinça affectueusement le nez de Sali qui se planta au-milieu de la pièce avant de laisser choir sa chemise de nuit. C'était une splendide jeune fille au corps élancé, dont le visage fin et les attraits évidents rendaient jaloux chacun des regards qui se posaient sur elle.
— Suis-je jolie ? interrogea-t-elle malicieusement en se tournant vers sa nounou.
— Tu es adorable Sali, répondit cette dernière en levant les yeux au ciel, mais tu sais, l'orgueil ne sied guère à une jeune fille comme il faut. Ce n'est pas parce que dame nature t'a fait don d'un corps parfait, que tu dois sombrer dans la vanité !
La jeune fille baissa les yeux en tordant ses lèvres et murmura de façon à peine audible.
— Oui nounou.
Namina s'approcha d'elle et lui embrassa une joue.
— Allons, quelle robe veux-tu mettre aujourd'hui ?
— Une robe ? Encore ? Mais j'aimerais pouvoir aller au marché comme n'importe qui dans cette ville. Ne puis-je mettre un pantalon et une tunique ? Je mettrai un turban sur ma tête pour qu'on ne voit pas mes cheveux.
Namina regarda la longue chevelure d'or de Sali, qui tombait comme une cascade sur ses épaules en ondulant gracieusement.
— Le roi n'apprécierait pas que sa promise sorte toute seule sans escorte, objecta-t-elle.
— Qu'est-ce que je risque ? Si je m'habille comme tout le monde…
— Je ne sais pas, si Calem l'apprend…
— Demande à Jarval de m'accompagner discrètement, je suis sûre qu'il fera ça pour moi, susurra Sali avec un air espiègle. Mais à condition qu'il me suive discrètement sans montrer qu'il est avec moi.
— Ce n'est pas bien de profiter de l'inclinaison que notre capitaine de la Garde a pour toi pour en faire ton complice. S'il t'arrivait quelque chose ? Il aurait les pires ennuis !
— Bah, soupira Sali, c'est l'ami d'enfance de Calem, son meilleur ami, il est comme son frère… son second frère pour être précise. Il lui pardonne tout, alors pourquoi ne lui pardonnerait-il pas de m'avoir fait plaisir.
Sali prit son plus beau sourire et saisit sa nounou par les épaules.
— Allez Namina, tu sais bien qu'il ne peut rien m'arriver de fâcheux dans les rues de notre capitale, surtout si je sors incognito. Tu ne peux me demander de vivre cloitrée dans ce palais sans pouvoir sortir un peu toute seule, sans une escorte de dix gardes armés jusqu'aux dents, exhibant leurs muscles et leurs sabres pour me faire une haie de dix mètres de large dans la foule ! Ce n'est pas comme ça que je veux vivre.
Le femme soupira en joignant ses mains devant le sourire désarmant de la jeune fille.
— Pourtant, lorsque tu seras reine, il faudra bien te soumettre au protocole.
— Je changerai le protocole alors… Je le pourrai, puisque je serai reine et que Calem sera éperdument amoureux de moi. Il ne pourra rien me refuser. Allez, nounou, va prévenir Jarval que je sors et que je souhaite sa seule présence à mes côtés… mais discrètement hein ?
Namina laissa tomber ses épaules en signe de capitulation et sortit à pas lents de la suite princière.
— Je vais voir ce que je peux faire, bougonna-t-elle avant de refermer la porte sur elle.
*
* *
— Allons, mon grand, tu vas finir par être en retard pour prendre ton service !
Debout devant un miroir, occupé à achever de se raser, l'homme laissa entrevoir l'espace d'un instant, une grimace d'agacement. Cela faisait bien la quatrième fois que sa mère lui rappelait qu'il était en retard.
— J'arrive maman, répondit-il en secouant le rasoir d'un geste bref pour en éjecter le trop plein de mousse avant de le rincer sous le robinet d'eau.
Le temps de se laver le visage, de le sécher, d'appliquer un onguent apaisant et parfumé sur le visage, et il entrait à grandes enjambées dans la pièce qui sentait bon le café chaud.
— Ah, le voilà mon grand garçon ! s'exclama une femme d'un certain âge en lui prenant les joues entre ses paumes pour l'embrasser. Comme tu sens bon mon fils, dis ! Tu vas en faire des conquêtes, beau comme tu es !
D'autorité, elle lui servit un grand bol de liquide noir fumant, et poussa vers lui plusieurs galettes chaudes et odorantes.
— Mange ! Tu as besoin de prendre des forces, avec toutes les responsabilités que tu as…
— Oh, tu sais, maman…
— Mange, l'interrompit la femme avec un grand geste théâtral, et ne parle pas la bouche pleine, ce n'est pas poli !
L'homme se tut et se consacra pleinement à l'activité ainsi imposée par sa mère. Il avait une trentaine d'années, il était grand, visiblement musclé, la taille un peu épaisse. Ses cheveux étaient bruns, courts et frisés, et son visage avenant. C'était somme toute un beau garçon dont le regard noisette reflétait une bonne dose d'intelligence et de franchise.
Quand il eut terminé, il se leva et embrassa sa mère affectueusement.
— Tu fais toujours un excellent café… bien que je pense que tu pourrais laisser la servante le faire.
— Taratata, fils, la cuisine, c'est mon domaine et celui de personne d'autre ! À quoi tu veux que je serve sous mon propre toit si je laisse les serviteurs s'occuper de tout, dis ? Quand j'étais jeune, je n'avais pas tout ce monde pour me servir et c'est moi qui servais ton père… ton pauvre père, que son esprit repose en paix dans l'Eau Éternelle, ajouta-t-elle en levant les bras et les yeux au ciel. Eh bien, il était comblé le brave homme, et moi aussi j'étais comblée. On n'avait pas besoin de tout ce tralala pour être heureux et jamais nous n'avons manqué de rien à cette époque-là. Pourtant, il faut voir comment les temps…
Sans plus en écouter d'un refrain qu'il connaissait par cœur, l'homme sortit en riant de la maison entourée d'un beau jardin fleuri, et se dirigea vers un bâtiment plus petit, où l'attendait un homme âgé qui tenait les rênes d'un animal à robe blanche qui piaffait d'impatience et tapant ses sabots sur le sol.
— Votre corinal est prêt, messire Capitaine, dit le vieil homme avec un grand sourire. Il lui tarde d'aller se dégourdir les pattes.
— Merci Malvi, il est magnifique. Tu l'as bien brossé, comme d'habitude. Que ferais-je sans toi ?
Sans rien répondre le serviteur s'inclina en souriant avec affection. C'est qu'il l'avait vu naître le petit Jarval et il l'avait fait sauter sur ses genoux en lui racontant des histoires de monstres et de princes courageux ! Ah, que le temps avait passé !
Le capitaine de la garde du Palais enfourcha sa monture qui hennit de plaisir en redressant sa tête. C'était un animal bien plus élancé que le bordok de la lune d'Endor, plus haut sur des pattes plus fines, la tête plus allongée, possédant une crinière et une queue aux crins longs et bien fournis et dont le front était ornée d'une petite corne. C'était en outre un coursier robuste, capable de galoper toute une journée sans s'arrêter à une vitesse très élevée, qui finissait par avoir son monteur à l'usure. L'animal s'élança dans un trot nerveux sous les arcades fleuries qui encadraient le chemin caillouté de blanc menant vers la sortie du domaine.
Les larges trottoirs de l'avenue qui montait vers le palais, étaient encore peu fréquentés à cette heure somme toute matinale. De plus, les marchés du centre de la cité, attiraient les gens comme le miel attire les abeilles. L'artère était bordée d'arbres à feuilles très découpées et disposées en bouquet au sommet du tronc, qui assuraient une perspective presque infinie jusqu'au pied de la colline sur laquelle se dressait la cité royale. Le soleil faisait miroiter les dômes dorés qui surmontaient les innombrables tours blanches de la cité, qui se dressaient fièrement vers l'azur. Chaque bâtiment en portait plusieurs, et elles ponctuaient également, à intervalles réguliers, les murs crénelés ceinturant la colline qui abritait la cité. Le dôme principal de la somptueuse résidence royale surtout, paraissait disputer à l'astre du jour sa place dans le ciel immaculé. Jarval songea un instant qu'il pourrait fort bien habiter les appartements qui lui étaient réservés au palais, au lieu de se contenter de la résidence familiale. Puis il imagina la scène que sa pauvre mère lui ferait s'il ne rentrait pas y coucher chaque soir, et soupira bruyamment sur sa monture. Depuis la mort de son père, la pauvre femme n'avait que lui, son unique enfant, et ne vivait plus que pour lui. Il y avait bien une autre solution, se disait-il mentalement, c'était que sa mère vienne habiter au Palais. À cette pensée, il se mit à s'éclaffer avant de secouer négativement la tête. Ce n'était certainement pas un service à rendre au roi et à sa suite que d'amener sa mère vivre parmi eux, à condition évidemment qu'elle eût consenti à quitter le toit où son pauvre mari…
Quelques jeunes filles qui déambulaient sur le bord de l'avenue s'arrêtèrent sur son passage pour lui adresser un bouquet de sourires tout en agitant les mains. Instinctivement, Jarval se redressa en bombant le torse pour prendre l'allure la plus avantageuse possible et inclina poliment la tête dans leur direction. Les jeunes filles se regroupèrent les unes contre les autres en rapprochant leur tête comme pour comploter avant de laisser échapper de petits rires qui ressemblaient fort à des gloussements.
Lorsqu'il parvint aux lourdes portes grandes ouvertes qui gardaient l'entrée de la cité royale, il prit son allure martiale et les deux soldats qui se trouvaient de chaque côté des deux battants, redressèrent leur posture en un garde-à-vous impeccable, lance dressée vers le ciel. Jarval passa sous la muraille sans leur adresser un coup d'oeil.
La cité royale occupait l'essentiel de la colline qui surplombait Edinu. Ses constructions blanches, d'une hauteur modeste, se dispersaient dans un vaste jardin d'arbres et de pelouses vertes, fleuri de nombreux massifs multicolores. Tout au sommet de la colline se trouvait une plaine abritant un petit lac, alimenté par une source qui jaillissait sporadiquement en son centre comme un geyser. De petits rus y prenaient naissance avant de glisser vers la ville en sinuant dans les étendues herbeuses. Le palais proprement dit, principal édifice de la cité royale, était disposé en arc de cercle autour de ce lac. Le centre de cet arc était composé d'une bâtisse ovale, plus haute que tous les autres bâtiments, et surmontée du fameux dôme doré qu'on pouvait apercevoir de n'importe quel point de la ville. À l'opposé du plan d'eau, le palais donnait sur une vaste esplanade en marbre, se déroulant aux pieds d'un double escalier majestueux. Les marches s'élevaient vers un perron d'honneur protégé par un portique en demi-cercle, reposant sur six hautes colonnes cannelées de granite blanc.
Jarval se dirigea vers l'un des bâtiments qui équivalait à une écurie et où l'attendait un palefrenier en uniforme qui salua à son arrivée.
— Mes respects, Capitaine, dit-il en s'empressant de saisir les rênes qu'on lui tendait.
Il flatta l'animal de la main et lui tapota le flanc.
— Na'hal est superbe ce matin, se permit-il tandis que Jarval descendait de son corinal.
— Je l'ai trouvé un peu nerveux, et il attendait sa promenade matinal avec plus d'impatience que d'habitude. Il va falloir que je l'emmène faire un bon tour un de ces quatre, la sédentarité de la ville ne lui convient guère.
— C'est un corinal de race, un pur sang, il a besoin de grands espaces pour s'exprimer.
— Tu as tout à fait raison, et j'avoue qu'à moi aussi l'air de la prairie et le vent du désert me manquent. Peut-être que je devrais demander quelques jours de vacances.
— Tant que vous n'allez pas au sud, répondit le palefrenier d'un air sombre.
Jarval ne répondit pas tout de suite mais son regard se porta instinctivement dans cette direction et ses sourcils s'assombrirent eux aussi.
— Le vent du sud n'apportent que de mauvaises rumeurs en ce moment, reprit-il au bout d'un moment. On dit que le Magicien du désert de sang a entrepris de constituer une armée avec les hommes-serpents, ces maudits Saurophales. Par tous les dieux, je me demande comment il aurait pu persuader ces atrophiés du cerveau de s'unir à lui… voilà qui est contre nature.
— Ce ne sont que des rumeurs, Capitaine, peut-être sont-elles infondées ?
— Je l'espère. Nous avons déjà fort à faire avec les Kiathes, ces maudits pirates, qui pillent nos villages les plus lointains, tuent les hommes et les vieillards, violent les femmes et emmènent les enfants pour les vendre comme esclaves.
— Ce trafic parallèle dérègle le commerce de ceux-ci, me disait l'autre jour l'honorable Reghard, commenta le palefrenier. Le commerce des esclaves doit obéir à une déontologie stricte et un quota maîtrisé sinon, c'est la mort de ce négoce, a-t-il ajouté.
Le Capitaine Jarval regarda son subordonné l'air pensif en se frottant le menton.
— Si ça ne tenait qu'à moi, il n'y aurait plus d'esclave tout court.
— Voilà qui déplairait sûrement à beaucoup de familles sur Edena, Capitaine. Aussi loin que remonte notre histoire, il y a toujours eu…
Jarval le coupa d'un geste de la main.
— Occupe-toi de Na'hal, tu n'es pas ici pour donner des cours d'histoire à ton capitaine.
— Oui, Capitaine, répondit l'homme d'un ton vexé en attrapant une brosse avec laquelle il entreprit de lustrer le poil du corinal blanc, tandis que l'officier commandant la Garde s'éloignait en direction du Palais.
À grandes enjambées, il traversa une cour puis une partie de l'esplanade qui donnait sur le devant du Palais, monta les marches du grand escalier deux à deux avant d'arriver sur le perron où quatre gardes lui rendirent les honneurs.
Comme il traversait l'immense hall d'entrée, sans même jeter un coup d'œil aux personnes qui déambulaient alentour, une petite bonne femme arriva vers lui à pas courts et précipités, tout en soulevant le jupon d'une lourde robe qui tombaient sur le sol. L'apercevant, un sourire revint sur le visage sombre du capitaine.
— Ah, Namina, bonjour, comment allez-vous ce matin ? Et comment va Sali ?
La femme leva la tête vers Jarval qui la surplombait de sa haute stature.
— Capitaine, je suis bien aise de vous voir… voilà… j'ai… comment vous dire… Sali, mademoiselle Sali… enfin, elle veut… un service à vous demander…
Jarval éclata de rire en considérant le visage écarlate de la nounou de la princesse et la prit par le bras pour l'entrainer vers un salon moins fréquenté.
— Asseyez-vous, fit-il en l'asseyant pratiquement de force dans un grand fauteuil vert. Que se passe-t-il ? Quel service pourrais-je avoir le plaisir de rendre à la princesse Sali ?
Namina leva un regard confus vers lui et balbutia.
— Un service ? Oui… voilà, un service… Sali… mademoiselle Sali souhaite se rendre en ville, mais…
Il fut rapide à la femme d'expliquer le situation entre deux soupirs et deux profondes inspirations. Lorsqu'elle eut terminé, Jarval la considéra d'un air sévère.
— La princesse veut aller en ville sans escorte ? En outrepassant le protocole ? Au risque de mettre en colère le roi ? Au péril de sa vie ? Elle souhaite juste être accompagnée par moi ?
Les sourcils froncés, le regard froid, les dents serrées, le capitaine de la Garde pencha son visage vers celui de la nounou, le nez à quelques centimètres à peine d'elle. Namina, leva les paupières en essayant d'affronter le regard menaçant en déglutissant bruyamment.
— Ou… oui… c'est ce… cela, parvint-elle à articuler trouvant que la chaleur de la pièce devenait insupportable.
Jarval la dévisagea longuement, puis un sourire radieux naquit subitement sur son visage qui se transforma du tout au tout.
— J'accepte avec un grand plaisir ! déclara-t-il tout de bon en se redressant.
Sur ce, il tendit une main à la nounou pour qu'elle se remette debout tout en ajoutant.
— Que notre charmante princesse m'octroie une demi-heure pour envoyer les affaires courantes, donner quelques ordres, planifier la journée des troupes, et je la retrouve discrètement à la sortie est de la cité pour l'emmener où elle souhaitera aller !
Là-dessus, il s'éloigna tandis que Namina, après s'être épongé le front, reprenait le chemin des appartements de la princesse.