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Chapitre XIII
 
Assise au poste de copilote d'un sous-marin exactement semblable à celui que les Chiss avaient utilisé pour s'introduire dans la base Kryshzla, Safera se sentait écartelée entre des sentiments contradictoires : son corps lui hurlait qu'il n'en pouvait plus, elle avait l'impression que l'épreuve aurait dû être finie, qu'elle avait fait ce qu'elle avait à faire et qu'elle était folle de remettre sa survie en jeu pour aider des gens qui n'avaient jamais fait qu'essayer de la tuer ; oui, mais elle savait aussi qu'elle ne pouvait pas laisser ce Général Hassano condamner l'ensemble des Kryshzlas présents sur la planète, elle ne pouvait pas, pas plus qu'elle n'aurait pu s'arracher le cœur de la poitrine ou faire couler le sang de Sev'rance. Comme toujours, la voix qui lui criait qu'elle ne pouvait pas abandonner ceux qui avaient besoin d'elle quels qu'ils soient était la plus forte, elle répétait avec un calme dérangeant les choses terribles qui risquaient encore d'arriver ; parce qu'elle savait de quoi les Ômus étaient capables, parce qu'elle savait que tous ceux qui mourraient ne pouvaient pas être mauvais, il était de son devoir d'ignorer son instinct qui la poussait à faire de son mieux pour survivre et le souvenir de ce que les Kryshzlas avaient fait.
Comme d'habitude, elle supposait que Telin et Valdie ne la comprenaient probablement pas, elle avait le sentiment tenace que tout le monde la trouvait ridicule sans jamais pouvoir en être sûre... Mais même si c'était le cas, la jeune femme ne leur en voulait pas. Elle agissait ainsi parce qu'elle savait qu'elle aurait encore moins d'estime pour elle-même si elle laissait mourir des gens qu'elle aurait pu aider, quels qu'ils soient, mais elle ne pouvait pas demander à chacun d'agir de la même façon ; ce serait condamner la Galaxie toute entière, ce dont Safera se sentait absolument incapable. Elle se sentait tout de même coupable en voyant que Telin et Valdie la suivaient une fois de plus dans une folie qu'elle les soupçonnait de désapprouver : Telin était assis dans le fauteuil de pilote, et ils avaient installé Valdie à sa gauche ; les Hynors avaient donné à celle-ci quelques substances qui devraient calmer sa douleur sans faire de mal à une Chiss, mais elles semblaient insuffisantes. Voorth était également de la partie ; lui soutenait pleinement Safera, naturellement, il avait été soldat Kryshzla assez longtemps pour savoir que juger n'était pas si simple...
De toutes façons, l'univers tout entier eut-il été en désaccord avec Safera que cela n'aurait rien changé : Wyntar était mort aujourd'hui, une multitude de guerriers Hynors anonymes étaient certainement morts aujourd'hui, les Kryshzlas s'étaient retrouvés réduits à s'entredéchirer ; il fallait mettre un terme à cette hémorragie, qu'importait que ces milliers de combattants Kryshzlas fussent théoriquement l'ennemi, Safera ne pouvait pas laisser des êtres pensants comme elle se faire balayer par la terrible puissance de Wogorn et ses frères parce qu'un imbécile refusait de reconnaître qu'il avait perdu sa bataille... C'était sa mission, au même titre que la libération des Hynors ou la survie de l'Ascendance Chiss...
Et puis... Et puis, un doute horrible rongeait les tréfonds de l'esprit de Safera : et si Hassano réussissait, finalement ? Et si son projet fou d'anéantir les Ômus aboutissait ? C'était peu probable, certes, mais... Que se passerait-il si cette catastrophe se produisait aujourd'hui ? Et si toute la vie sur Hautemer disparaissait avec ses maîtres, gigantesques Pashagas et minuscules Hynors, humbles requins et formidable Bunyip, ne laissant plus qu’un océan mort à jamais ? Non, elle ne voulait pas penser qu’une telle horreur était possible, elle ne voulait pas…
Safera chassa l'idée d'un revers mental.
« La flotte ennemie est en vue, annonça solennellement Telin.
En effet, on pouvait difficilement la rater : toute une armada de sous-marins de tailles variées fendaient les eaux noires loin devant le vaisseau des Chiss, telle une monstrueuse caricature d'acier de la vie sous-marine ; Safera ne savait pas où la flotte du Général Hassano se rendait exactement, mais ce dont elle était sûre, c'était qu'elle ne cherchait pas à gagner la surface et qu'elle s'éloignait de plus en plus de sa base... La déduction était facile : le Commandant Thar n'avait pas menti, c'était maintenant indéniable, Hassano tentait de gagner un endroit où siégeaient les Ômus, comme la caverne de la forêt près de Fayg... Peut-être même était-ce précisément là qu'il se rendait, Safera avait perdu toute notion du temps et donc de distance, ses pensées incapables de s'écarter du désastre à venir... Et de ce que Telin et Valdie pouvaient penser d'elle en cet instant...
-Fayg-Jehd sait où ils vont, exactement ? demanda Telin à Valdie avec une sobriété qui rendait Safera folle.
-Apparemment, commença Valdie, c'est l'endroit où les Hynors venaient trouver les Ômus avant de s'exiler à Fayg... Une gigantesque montagne sous-marine entourée d'une forêt comme celle que nous avons traversée, un autre épicentre de manifestations surnaturelles ; ils sont sérieux... Reste à savoir ce que feront les Ômus quand ils s'en apercevront...
Insistant pour se rendre utile malgré sa blessure, Valdie tenait entre ses mains un objet que le Général Fayg-Jehd leur avait remis à la base ; petit et sphérique, émettant une lumière verte à la douceur troublante, il ressemblait à une simple Vooltherga, mais cette Vooltherga-là était en réalité bien plus que celles dont les Hynors s'étaient servis pour bâtir le réseau de communication de leurs cités, elle pouvait non seulement recevoir les pensées de son utilisateur mais aussi les transmettre à ses sœurs sans l'aide d'aucun réseau matériel... Cet objet n'était ni plus ni moins qu'un fragment du pouvoir télépathique des Ômus. Les Hynors n'en possédaient que huit, dont toutes leur avaient servi à coordonner leurs attaques contre les cités aux mains des Kryshzlas, d'après Fayg-Jehd.
Contrairement à Telin et Valdie, le Général avait pris très au sérieux la menace de Hassano lorsque les troupes Hynors avaient rejoint les Chiss dans la base Kryshzla, stupéfaites de la découvrir presque vide ; il n'était pas question de prendre le moindre risque, avait-il déclaré, les Ômus eux-mêmes ignoraient de quoi les Kryshzlas et leurs machines de guerre étaient capables, et il n'avait pas la moindre envie de voir Hautemer contrainte de se passer de l'équilibre maintenu par les Seigneurs des Abysses... Si la vie des océans survivait à leur mort, du moins.
Pour Safera, la destruction d'Hautemer serait une tragédie telle qu'elle refusait de l'imaginer tant l'idée qu'elle puisse se produire lui paraissait oppressante, une horreur que même elle ne pourrait peut-être pas pardonner aux Kryshzlas ; pour Varulg Fayg-Jehd, ce serait tout simplement sa fin et celle de son peuple.
Et avec lui mourrait le seul monde qu'il ait jamais connu.
Il n'y avait rien d'étonnant à ce que les guerriers Hynors se soient lancés à la poursuite de la flotte Kryshzla en compagnie du sous-marin des Chiss, Safera imaginait sans peine ce qu'elle ressentirait si l'Ascendance Chiss dans son ensemble était menacée...
« J’espère que vous savez que les Kryshzlas ne méritent pas la moitié de la pitié que vous semblez leur accorder ? Que personne n’aurait fait la moitié de ce que vous faites pour des étrangers ? Je comprends maintenant pourquoi les Ômus ont accepté de vous aider, Safera ; je vous admire, mais j'ai aussi peur pour vous. » avait encore déclaré Varulg à Safera avant que les Chiss n'embarquent dans ce sous-marin, plongeant sans le vouloir ni le savoir la jeune femme dans une bataille intérieure entre la partie d'elle-même qui se sentait rassurée par les éloges, comme réchauffée après une longue marche dans le froid, et celle qui se sentait au bord d'un abîme, paralysée par la crainte que l'on attende trop d'elle et qu'elle ne puisse plus que décevoir... Il en allait ainsi chaque fois que Safera faisait l'objet de compliments, il en allait ainsi chaque fois que l'on parlait d'elle personnellement ; à vingt-six ans, elle ne s'était toujours pas habituée à elle-même. Heureusement, l'un des attraits d'une vie sans cesse confrontée au danger pour soi-même et pour les autres aux yeux de Safera était justement qu'elle pouvait se concentrer sur autre chose qu'elle-même et ses relations sociales, c'était là l'un des aspects que Safera avait vite aimé dans sa vie de pilote... Sev'rance était décidément la seule personne avec laquelle elle pouvait discuter sans la moindre crainte ; Safera savait que son amante n'attendait rien de quiconque était prêt à lui faire confiance, encore moins de celle qui l'aimait, c'était au contraire elle qui se sentait responsable d'eux, et elle serait aux côtés de Safera quoi qu'il arrive, ne serait-ce que parce qu'elle savait que Safera serait aux siens.
Mais Sev'rance n'était pas là, et Safera avait tout de même besoin de parler...
Comme pour se donner du courage, elle observa les algues rouges et vertes qui défilaient en-dessous du sous-marin, éclairées par endroits de lueurs d'un vert pâle qui semblaient s'y déplacer avant de disparaître soudainement ; mais elle n'en détacha finalement pas le regard, fixant obstinément cet étrange paysage comme pour ne pas avoir à se reconnaître à elle-même qu'elle n'avait pas le courage de demander à Telin et Valdie s'ils lui en voulaient de les entraîner là-dedans... Elle apercevait les silhouettes noires des guerriers Hynors qui nageaient autour du sous-marin tels une escorte fantastique...
Finalement, ce fut Telin qui dut briser le silence le premier :
-Je ne sais pas ce que sont ces lumières vertes qui se baladent entre les algues, mais il y en a de plus en plus, et de plus en plus grosses, on dirait... On s'enfonce dans le territoire des Ômus. Tu es sûr que tu veux toujours continuer, Safera ? Parce que si les Ômus et leurs serviteurs se sont levés du mauvais tentacule, je ne sais pas s'ils prendront le temps de faire la différence entre nous et les sous-marins Kryshzlas... Les Hynors seront peut-être épargnés, mais...
Safera réussit à contorsionner les traits de son visage en une caricature d'un pâle sourire.
-Moi, je continue jusqu'à ce que ce Général Hassano soit mis hors d'état de nuire, jusqu'à ce que tout le monde sur Hautemer soit hors de danger... Si tu veux, laisse-moi les commandes et trouve une combinaison pour repartir, tu sais que je ne t'en voudrai pas.
À gauche, Valdie secoua la tête, ou plutôt elle essaya de le faire en retenant tant bien que mal un gémissement de douleur.
-Après tout ça ? Arrête, Safera, tu sais très bien que nous te suivrions même si tu voulais essayer de ramener une étoile dans ton jardin... Ce qui n'est pas totalement exclu te connaissant, d'ailleurs.
-Exactement, approuva Telin, las. Ne sois pas bête, on ne peut pas lâcher quelqu'un, surtout pas maintenant qu'on a perdu Wyntar, et surtout pas toi alors que nous n'aurions pas fait la moitié du chemin si tu n'avais pas été là... Si tu continues, nous aussi.
Safera se sentit à la fois sur le point d'exploser et de s'effondrer sur place, elle n'en pouvait plus, elle était plus que lasse de cette bataille permanente pour parler... Allez, elle n'en avait peut-être plus pour longtemps, elle devait faire cet effort. La bouche sèche, elle s'expliqua :
-Je sais... Je sais, et je vous en suis reconnaissante. Vraiment. Mais... Si vous m'en voulez de vous emmener là-dedans... Si vous pensez que...
-S'ils vous en veulent, vous n'avez pas à les écouter, coupa Voorth. Vous faites ce qui vous semble juste, non ?
-Oui, et quoi qu'il arrive, je continuerai, répondit Safera, avant que Telin et Valdie n'aient pu s'exprimer. Mais c'est quand même de ma faute s'ils sont là, et à part Sev'rance, je crois que je n'ai jamais rencontré personne qui m'ait accordée autant d'attention ; alors j'aimerais savoir, vraiment...
Telin sourit tristement.
-Je commence à te connaître un peu trop bien pour penser que tu aurais pu répondre autre chose au Commandant Kryshzla, Safera... Je trouve ça aberrant que tu aies pu promettre quoi que ce soit à quelqu'un qui te voulait tant de mal, et complètement idiot, pour ne rien te cacher ; je voudrais repartir immédiatement vers la base Kryshzla voir s'ils ont laissé des sous-marins qui puissent remonter un chasseur à la surface... Mais t'en vouloir ? Non, je ne peux pas, je ne peux vraiment pas reprocher quoi que ce soit à quelqu'un qui fait preuve d'autant de courage... Même si tu risque surtout de te faire tuer bêtement. Et de nous faire tuer bêtement avec, d'ailleurs, mais nous avons choisi de te suivre...
-Valdie ?
L'intéressée haussa les épaules.
-Tu es cinglée, mais ça fait un moment que je le savais ; mais c'est une cinglée qui m'a portée toute seule dans une forêt d'algues alors que j'étais mourante pour demander à des monstres aux pouvoirs surnaturels de me sauver... Et puis... Voir que tu as quelque chose qui te tient assez à cœur pour que tu te lances dans des folies pareilles... Paradoxalement, ça me fait trouver ma propre vie bien vide.
-Quoi ?
Les algues étaient de plus en plus hautes, Telin était régulièrement obligé de redresser légèrement le sous-marin pour ne pas être entravé ; d'étranges choses lumineuses vertes continuaient à poindre pour disparaître aussitôt un peu partout, éphémères fantômes, créant une atmosphère à la fois envoûtante et inquiétante qui aurait sûrement ravie Safera en n'importe quel autre moment... Mais pour l'heure, elle n'en avait cure, son cœur battait à tout rompre ; avait-elle bien compris ? Comment pouvait-on trouver sa vie vide à côté de celle de quelqu'un qui avait passé la sienne à fuir toute relation avec ses congénères tout en rêvant de s'en rapprocher ?
-Je m'en voudrais d'interrompre une passionnante conversation sur l'éloge de la folie, intervint Voorth, mais... il serait peut-être temps de se demander ce que sont toutes ces bestioles au loin, non ?
-J'allais poser la même question, admit Telin.
Reportant son attention sur la verrière, Safera vit que de lointaines formes noires aux courbes douces étaient effectivement en train de s'amasser quelque part au-dessus de la forêt d'algues, voilant les lumières vertes ; quelque part au loin, elle devinait les bases d'une montagne sombre, probablement immense...
-Peut-être tout simplement des Pashagas ? suggéra Valdie au sujet des créatures.
-Je veux bien, mais qu'est-ce qu'elles font là ? s'interrogea Telin. D'autant plus qu'elles ne sont pas si loin de la flotte Kryshzla... Si ça continuent, elles vont...
Il préféra ne pas achever sa phrase. Safera eut soudain l'impression que la température à l'intérieur du sous-marin avait chuté de quelques degrés... Elle savait qu'ils pensaient tous à la même chose, que ces créatures étaient là sur ordre des Ômus, appelées par leurs pouvoirs mystiques pour constituer une sorte de rempart vivant...
-Je n'aime pas ça, murmura Voorth avec un frisson.
-Moi non plus, reconnut Telin. Valdie, reprend la Vooltherga, demandes au Général si... Non ! Aaaah !»
L'attaque fut brutale, massive, implacable ; tous la ressentirent en même temps.
Elle jeta Safera à genoux.

Debout devant la verrière de son vaisseau-amiral, le Général Hassano jubilait ; rien ne les arrêtait, ils s'enfonçaient toujours plus loin dans les horribles terres des Ômus, mille crépuscules verdâtres saluant le passage des conquérants quelque part entre les immondes algues de leurs lueurs tremblotantes... Trembler, ça, ils le pouvaient, oui, parce que Hassano ne s'arrêterait pas avant d'avoir atteint son glorieux objectif !
Malgré tout, il sentait que les Ômus n'avaient pas dit leur dernier mot, il sentait que la forêt en contrebas tentait encore vainement de le repousser... Même son équipage qui n'avait qu'une très vague connaissance des Ômus en faisait l'expérience, il le savait ; l'air paraissait étrangement lourd, tout en étant insaisissable, comme animé d'une volonté propre... Mystérieux, plein des menaces les plus noires et des promesses les plus monstrueuses...
Hassano ne put s'empêcher de secouer la tête ; même ici, à l'intérieur du sous-marin, l'air était littéralement saturé d'esprits, tout dans les environs de cette montagne empestait la sorcellerie et le chaos ! Il était grand temps qu'il vienne ! Mais que plus glorieuse n'en serait sa tâche, un monument devant lequel s'inclineraient des générations de militaires Lanshruls ! Et ce n'était certainement pas ce mur de bestioles qui semblait se constituer devant la flotte Lanshrul qui l'arrêterait, oh que non !
« Général ? Plusieurs hommes des postes d'artillerie disent se sentir mal... Et certains contrôleurs de navigation, aussi...
-Dites-leur que notre mission ici est bientôt accomplie, si ça peut les rassurer ; dites-leur que si nous allons jusqu'au bout, tous ces sacrifices n'auront pas été vains et que nous devons montrer qui sont les Lanshruls... Qui nous sommes, qui ils sont. Leur malaise est compréhensible, mais il est purement psychologique ; aucun abandon ne sera toléré, nulle tâche ne viendra salir la gloire de notre épopée. »
Comme c'était rassurant ! Comme c'était confortable, comme c'était charmant ! Autrefois, avant de toucher une Vooltherga pour rentrer en contact avec l'esprit d'un céphalopode géant, Hassano lui-même aurait pu y croire, y accorder foi, oui ! L'équipage y croirait sans doute, mais Hassano savait depuis maintenant bien des années qu'il ne faisait que débiter des mensonges tous plus stupides les uns que les autres, que tout le monde mentait et se mentait en permanence... N'ayez crainte, braves gens, nous contrôlons la situation ! Les Ômus ? Ils n'existent pas, une invention de la mythologie Hynor, rien de plus ! Mais, nous allons les détruire quand même, on ne sait jamais. Vous vous sentez mal ? C'est psychologique, rien de plus ; on vous a dit qu'une puissance surnaturelle était à l'œuvre ici, et votre inconscient y croit, voilà tout, psychologie, la psychologie est le maître mot de vos problèmes ! Le seul problème, c'est vous, il n'appartient donc qu'à vous de le régler ! N'ayez nulle crainte, n'ayez nul espoir, vous voyez déjà tout, vous contrôlez déjà tout ! Nous sommes dans un monde bien réel, rationnel, matériel, palpable, compréhensible, comme il y en a tant dans la Galaxie ! Tout ici se règle à coups de blaster ou d'argent. Ah, vous voyez des objets se déplacer seuls, vous entendez des voix, vous avez des hallucinations ? Je vais mettre mes meilleurs scientifiques sur le coup, promis. On trouvera réponse à vos questions. À toutes vos questions. Un jour.
Hassano sourit sous son casque, désabusé... Peu importait, il allait mettre fin à tout cela ! Il allait rétablir l'ordre ! Les sous-marins Lanshruls continuaient envers et contre tout à progresser au-dessus de la forêt, se dirigeant inexorablement vers la montagne noire, la source de toute la folie d'Hautemer, de tout ce qu'il y avait de pire dans la Galaxie, le cœur de tout le mal qui empêchait Hautemer d'être un monde simple, rationnel, compréhensible... La source de l'incapacité d'Hassano à voir l'univers comme un endroit où il serait en sécurité tant qu'il serait assez fort pour cela...
Lorsqu'il saisit la Vooltherga qu'il avait emporté, il n'y eut ni homme d'équipage ni officier pour lui lancer un regard emprunt de doute ; on continuait à penser qu'il devait y avoir une explication simple à ses agissements, haha ! Bande de faibles d'esprits, communiquer avec les Ômus à travers cette innocente perle lumineuse était tout sauf simple, et ça n'avait rien de rationnel, mais le faire rendait Hassano encore plus grand qu'on ne l'imaginait !
Allez, vas-y, ma grande, je sais que tu es bonne à quelque chose même sans ce foutu réseau... Tu es coupée de tes sœurs, d'accord, mais tu pourras bien parler à ton papa pour moi, non ?
Oui, oh oui, elle pouvait ; Hassano sentit qu'à travers la petite Vooltherga sur laquelle il concentrait son esprit, ses pensées se heurtaient à quelque chose de colossal, d'ancien, de mystérieux... L'obscurité et la sauvagerie incarnées, mais aussi le pouvoir le plus effroyable.
Il souriait maintenant largement sous son casque, et il s'efforça de faire en sorte que ce sourire s'étende à ses pensées, que l'être immonde qui épiait ignoblement sa psyché à travers la perle connaisse son état d'esprit...
« Vous avez échoué ! martela-t-il mentalement à l'adresse de la chose extérieure qu'il percevait à la périphérie de son esprit. Vos esclaves Hynors ont échoué ! Vous pouvez détruire ma base ! Vous pouvez tuer mes hommes ! Mais vous ne pourrez jamais m'arrêter, moi, parce que je sais que vous êtes le seul problème, parce que je ne reculerais devant rien pour vous détruire ! Et maintenant, je vais y arriver ! Ne me dites pas que vous m'avez cru déjà vaincu ? »
Hassano eut l'impression que des nuages d'orage s'amassaient quelque part... Ses paroles avaient eu l'effet escompté ! Il allait enfin faire ce qu'il avait toujours rêvé de faire depuis qu'il était devenu Général sur cette planète de fous, il irait au bout de ses fantasmes destructeurs les plus insensés ! Il quitterait cette planète auréolé d'une gloire sanguinaire, oh, cela lui faisait presque peur de savoir qu'il allait devenir si grand... Que voudrait-il après, que désirerait-il ! Renverser le seigneur Heckara ? Régner sur les Lanshruls, les Régions Inconnues, la Galaxie ! Devenir aussi puissant que les Ômus, pouvoir contrôler jusqu'à la pensée de ses ennemis, s'introduire dans l'essence même de leur être pour la plier à ses visions ! Il n'y avait pas si longtemps que cela, il se serait dit que ces rêves étaient complètement fous, il se serait empêché lui-même d'admettre la magnificence de sa destinée par crainte de ce que d'autres en penseraient, il aurait bridé ses propres ambitions ! Mais plus maintenant ! Il n'avait plus peur, ce seul fait faisait justement peur à une partie résistante de son esprit, mais c'était aussi cela qui était enivrant !
Ah ! Si folie c'était ! Quelle merveilleuse folie c'était !
D'ailleurs, même s'il l'avait voulu, se disait la part décroissante de son esprit qui était encore épargnée par les tempêtes pour l'heure, celle qui pouvait encore réfléchir de façon posée (Étriquée ! Oppressée ! Entravée !), même s'il l'avait voulu, il n'aurait pu revenir en arrière, plus maintenant, plus maintenant qu'il avait choisi de laisser libre cours à ses idées les plus folles... Elles étaient parties courir jusqu'à leur mort ou leur épuisement, il ne pouvait rien faire pour les rattraper...
Et soudain, les nuages lourds d'orage laissèrent éclater leur fureur.
Ce fut un choc, un choc au sens physique du terme ! Une explosion brutale de violence et de colère si titanesque qu'un unique être pensant n'aurait su l'émettre, un concentré débordant d'énergie néfaste qui vint frapper le pont de commandement dans son ensemble, renversant irrésistiblement tout l'équipage d'un formidable coup de bélier psychique... Hassano ressentit l'attaque physiquement, oui, il sentit son corps précipité en arrière tel un pantin désarticulé, trahi par ses propres muscles, il sentit sa tête heurter violemment le sol malgré son casque... Subjugué, il vit tous les Lanshruls présents sur le pont jetés au sol comme lui, hurlant de douleur et surtout d'effroi, de surprise face aux coups sourds que tapait un géant sur leurs esprits à tous... Hassano ne pouvait plus penser clairement ! Une alarme hurlait en lui que ses propres pensées étaient attaquées ! Il avait mal, mais pas physiquement, c'était pire, c'était son esprit que l'on oppressait, que l'on écrasait, que l'on broyait avec une telle sauvagerie mentale qu'il serait bientôt réduit à néant ! Son esprit ! Son esprit !
La force de l'assaut psychique était telle qu'ils la ressentaient tous physiquement, leurs corps traduisaient la défaillance de leurs esprits !
Non ! Il ne voulait pas mourir, pas comme ça !
« ARRÊTEZ ! » hurlait une voix dans l'ouragan qui cognait sur l'esprit de Hassano si fort qu'il aurait supplié n'importe quelle divinité, n'importe quel démon même, pour qu'il s'arrête, pour que ses pensées lui appartiennent de nouveau, pour que la seule chose qui aurait dû être sienne à jamais, son âme, aussi misérable soit-elle, ne soit pas détruite maintenant, ne laissant plus qu'un corps inutile vivant sans volonté sur le sol du pont de commandement... Était-ce ainsi qu'il devait échouer, parce qu'il avait été si arrogant qu'il s'était cru de taille à rivaliser avec les Ômus ? Mais qu'est-ce qui lui avait pris, qu'est-ce que c'étaient que ces idées absurdes, pourquoi n'avait-il pas simplement présenté sa reddition avant de quitter la planète, pourquoi n'avait-il pas bêtement défendu sa base... C'était trop bête... Et combien de gens avait-il entraîné avec lui dans cette fin immonde ? La voix reprenait, une tempête qui déchirait le fil de toute pensée, de toute émotion :
« VOUS NE TROUVEREZ RIEN D'AUTRE ICI QUE VOTRE PROPRE MORT, CET ENDROIT EST SACRÉ, LES PETITS ÊTRES N'Y ONT PAS LEUR PLACE ET LES ASSASSINS ENCORE MOINS ! REPARTEZ TOUT DE SUITE ! RETOURNEZ D'OÙ VOUS ÊTES VENUS ET ALLEZ DIRE Á VOS MAÎTRES DANS LE MONDE DES ÊTRES DE LA SURFACE QUE JAMAIS NOUS NE PLIERONS ! LAISSEZ CETTE PLANÈTE EN PAIX OU VOUS SEREZ IMMÉDIATEMENT ANÉANTIS TOUS AUTANT QUE VOUS ÊTES ! »
À sa grande horreur, Hassano sentit son esprit comme arraché de la mince protection que constituait son corps, comme si celui-ci n'existait plus, comme s'il n'était plus qu'une pauvre petite âme prisonnière, il se retrouva seul face à l'impossible puissance des Ômus...

« Aaaaaaah ! »
Il fallut un moment à Safera pour comprendre que l'un de ces cris déchirants qui parvenait à peine à ses oreilles surgissait bien de sa propre gorge, son corps ne lui appartenait plus, c'était son esprit lui-même qui était assailli, pilonné par un étranger qui aurait immédiatement pu l'écraser comme un insecte, elle était tombée à genoux, elle se tenait la tête presque inconsciemment comme pour en arracher le mal, elle hurlait de douleur les yeux fermés, des larmes coulaient sur ses joues...
L'oppression mentale devenait si forte qu'elle avait l'impression que son esprit s'en était déconnecté de son corps, elle ne sentait plus ses mains, elle ne sentait plus rien d'autre que la douleur qui n'existait pas, elle ne pouvait plus bouger, elle ne pouvait pas ouvrir les yeux, il lui semblait qu'elle n'en avait jamais eu, que son corps n'avait jamais existé...
C'était trop dur, on la torturait, c'était vraiment elle que l'on torturait pour la première fois de sa vie, comme si une lame rougeoyante de chaleur s'enfonçait inéluctablement dans son esprit, c'était cent fois pire que tout ce que son enveloppe charnelle aurait pu subir, la douleur ne se rattachait à rien de physique, à rien de perceptible, à rien qu'elle aurait pu réduire au silence, elle sentait seulement la haine de l'autre qui l'accablait, elle savait qu'elle allait mourir s'il continuait à l'écraser ainsi, à la broyer, à déchirer son âme, elle ne savait pas comment elle le savait, mais elle le savait... L'autre était fort et il était animé d'une volonté démoniaque, l'âme de Safera était prise dans l'étau de ses doigts griffus, une main de fer qui se resserrerait lentement jusqu'à ce qu'elle ne soit plus rien, la mort serait un soulagement !
Si elle se produisait !
Elle ne savait plus où elle était, elle ne savait plus avec qui elle était, elle ne savait plus qui elle était, chacun de ses pauvres neurones était tout entier mobilisé par l'oppression inimaginable, elle n'était plus qu'un pauvre animal survivant sans autre but que de hurler qu'elle voulait qu'on la laisse tranquille...
Son âme hurlant la plus terrible des souffrances, elle entendit le message des Ômus, elle entendit la terrifiante voix lui ordonner de repartir immédiatement, elle vit des images à la fois attrayantes et atroces défiler dans son esprit mourant, sous son œil intérieur, des images de masses de tentacules noirâtres aux innombrables yeux jaunes, des images de dédales sans fin d'algues géantes qui paraissaient à la fois vivantes et mortes, des images de choses interminables pourvues de gueules emplies de crocs, parcourant les ténèbres du fond des mers à la recherche d'une victime, des images d'énormes pattes batraciennes portant un monstre à la gueule fendue d'un large sourire, ou de cuirasses cuivrées protégeant des êtres aux pinces affreusement longues, des images de choses qui n'avaient pas de nom ni même de description possible, des images de formes lumineuses jaunâtres qui se mouvaient seules en éclatant d'un rire qui n'avait pas de raison d'être, un effroi glaçant envahissant quiconque les voyait, la peur que la mort ne vienne finalement pas l'arracher à cet enfer, la peur qu'elle reste prisonnière de l'étreinte brûlante du démon pour l'éternité...
Ça devait s'arrêter, il fallait que tout cela s'arrête ! Son esprit, sa volonté, son âme se consumait sous l'assaut ardent, chaque seconde était plus insoutenable que la précédente ! Elle ne pouvait pas résister à tant de violence, elle ne le voulait pas !
La sensation d'agression destructrice cessa un instant, mais elle sentait toujours l'énorme chose qui n'existait pas peser de tout son poids sur l'ensemble de son esprit, prête à l'écraser de nouveau sous le joug indescriptible de sa puissance maléfique, refusant de laisser regagner la moindre parcelle de terrain à Safera, lui interdisant le plus court instant de répit... Pourvu qu'elle ne repasse pas à l'attaque, Safera voulait se remettre de ses blessures invisibles avant de ne plus être, elle ne voulait pas partir avec pour dernière expérience l'inexorable écartèlement de son âme...
Et enfin, sans prévenir, l'épreuve cessa, le monstre que Safera n'avait jamais vu ni touché s'évanouit, laissa son esprit en paix, disparut comme s'il n'avait jamais existé.
Mais Safera avait bien peur de ne jamais guérir tout à fait, la peur que la présence démoniaque revienne la hanter maintenant chaque fois qu'elle fermerait les yeux jusqu'à la fin de ses jours, elle conserverait toujours en elle les marques de la torture qu'elle venait de subir, et elle le savait... Oh, comme elle était heureuse que ce soit fini, comme elle était heureuse d'être toujours en vie ; rien ne lui avait jamais fait aussi peur ni aussi mal, pas même les spectres, cela lui paraissait si évident que se poser la question n'avait pas de sens...
Lentement, alors que son esprit terrorisé essayait tant bien que mal de recommencer à fonctionner normalement malgré l'horreur qu'il venait d'affronter, Safera revint à elle, se souvint d'elle-même et du monde physique, elle reprit contact avec son corps abandonné ; elle lutta un instant pour ouvrir les yeux, et s'aperçut qu'elle les avait enfouis entre ses mains.
Elle avait beaucoup pleuré, elle ne s'en apercevait que maintenant à la sensation d'humidité sur son visage... Quand était-ce, la dernière fois que des larmes avaient coulé sur ses joues ? Quelle taille faisait-elle, la dernière fois qu'elle avait préféré noyer son regard sous l'eau plutôt que de voir l'horreur de ce qu'elle affrontait ? Moins visible mais encore plus gênant, ses cuisses et sa culotte étaient également mouillées, elle s'était recroquevillée sur elle-même comme une enfant dans son lit, terrifiée à la pensée des monstres que nourrissaient les ténèbres de sa chambre... Mais ce qu'elle avait vécu était si inhumain qu'il ne lui vint même pas à l'esprit d'avoir honte de s'être à ce point laissée posséder par la peur.
Lorsqu'elle se releva, elle s'aperçut qu'une part d'elle-même se sentait étrangement euphorique, légère, non pas par bonheur d'être toujours en vie, elle était bien trop exténuée mentalement pour éprouver une telle chose, non, euphorique d'avoir subi une telle horreur...
Elle ne chercha même pas à se comprendre.
La seule à ne pas être tombée au sol était Valdie, qui en aurait de toute façon été bien incapable; elle était pâle, si pâle, elle évoquait une morte sauf que la vie se lisait bien dans l'agitation de ses traits, elle était comme une morte-vivante, comme si elle n'était plus que l'ombre d'elle-même après avoir subi une telle chose... Safera supposa qu'elle-même ne devait pas avoir meilleure mine...
Voorth et Telin se relevaient eux aussi, l'air à la fois perdus et terrifiés ; le sous-marin était maintenant pris dans des sortes d'algues brunes, Telin le redressa, sans pouvoir empêcher ses mains de trembler. Safera se demanda vaguement combien de temps exactement avait duré l'épreuve...
« Mais qu'est-ce que c'était que ça, par toutes les Galaxies ? demanda Voorth, la voix encore plus blanche que son armure.
L'idée s'imposa d'elle-même à Safera...
-Un coup de semonce... Un aperçu de ce qu'ils vont nous faire si nous essayons de les défier plus avant...
-Je ne veux plus jamais affronter ça, articula lentement Telin, je ne sais pas si c'était réel ou pas, mais ce que je sais, c'est que si ça doit recommencer, je préfère encore m'ouvrir la gorge moi-même que de subir ça à nouveau...
-Personne ne pourrait être assez dingue pour vouloir retraverser ça, affirma Valdie en frissonnant. Safera ?
-Les Kryshzlas vont sans doute comprendre, maintenant, j'imagine que nous allons pouvoir rentrer... J'espère, en tout cas. Essaye de contacter le Général Varulg, qu'on sache si les Hynors s'en sont bien tirés...
-J'y vais... Attends, qu'est-ce que c'est que ça, encore ?
Sans être tout à fait sûre de savoir si elle tenait vraiment à en voir davantage, Safera pivota lentement la tête pour regarder par la verrière... Le soleil, la face jaune, éclairait maintenant même le fond des abysses, il éclatait en un millier de rayons dévastateurs au cœur même des ténèbres aquatiques.
-Oh non... » murmura Voorth, atterré.

Sol. Ses mains... Toucher.
Il revenait à... à son corps.
Qui était-il ? Hassano, le Général Hassano.
Il ouvrit les yeux.
Oh... Ça y était, la mémoire lui revenait, il n'avait pas toujours été plongé dans cet étau psychique, il avait eu un corps et une vie avant d'être enfermé dans cette vierge de fer mentale par... Par les Ômus.
Par les Ômus ! Le souvenir de sa haine et de son effroi lui revint, plus brûlant et plus glacial que jamais ! Les Ômus... Quelle torture, ces monstres étaient vraiment l'incarnation du mal !
Mais qu'il était heureux d'être toujours en vie... C'était à peine s'il parvenait à éprouver autre chose... Il se releva. Les cris de douleur retentissaient encore sur le pont de commandement, mais quelques officiers se relevaient comme lui... Partir... Il fallait vite repartir d'ici, sinon les Ômus allaient recommencer, et cela, Hassano ne le voulait à aucun prix, aucun ! Non... Non, il fallait se venger ! Immédiatement ! Pendant qu'ils le croyaient encore pris de court ! Il n'allait pas se laisser faire, pas par des animaux, aussi dangereux fussent-ils ! Il allait venir à bout de ces démons et montrer qui il était !
Un officier lui dit quelque chose qu'il ne comprit pas... Il lui semblait pourtant que c'était bien du Lanshrul, mais le sens n'atteignait pas son esprit... D'ailleurs, il s'en fichait... Il se sentait curieusement anesthésié, à des années-lumière du bouillonnement qui l'emplissait précédemment ; ce n'était peut-être pas plus mal, car s'il pouvait encore réfléchir et ressentir comme avant, il ne supporterait pas l'idée que ce que venait de lui faire les Ômus pourrait se répéter... Mais là... Ça ne lui faisait rien, vraiment rien, pas plus que l'idée de les détruire, d'ailleurs... Il avait l'impression que plus rien n'était réel, qu'il n'avait plus qu'à faire tout ce qu'il voulait en espérant y trouver un sens, comme si tout l'univers n'était plus qu'un immense jeu créé en son honneur... Une seule idée émergeait de l'océan où étaient noyées ses pensées : détruire les Ômus, il devait toujours détruire les Ômus, il devait terminer ce qu'il avait commencé... Il ne savait pas pourquoi, mais quelle importance ? C'était ce qu'il voulait, que lui importait de savoir pourquoi il le voulait ?
L'officier répétait ce qu'il avait dit précédemment, appuyé par quelques autres ; il sembla à Hassano qu'il était question d'autres sous-marins, de retraite, de torture, d'animaux qui semblaient obstruer volontairement le passage. Comme c'était curieux, tous ces éléments traversaient individuellement son esprit, mais ensemble, ils ne formaient sens... Il y avait pourtant des coordinations logiques dans les phrases, mais tout cela restait désespérément vide, creux pour autant que Hassano put en juger...
Rien... Il n'y avait jamais rien dans ce que l'on disait... Il était bien placé pour le savoir... Même à l'époque où il était encore ce que les autres appelaient normal, ce qu'il disait n'avait jamais été que tissu de mensonge et tout le monde l'avait pourtant écouté... Les mots n'avaient pas de sens... Jamais aucun...
Seuls les actes en avaient... Les actes et les images... Les images de sang, de violence ; les images de joyaux et d'acier, de gloire et de conquête... Les images d'horreurs, les images, d'eau, d'algues, de vie, d'incompréhensibilité... Les images de vengeance...
Peu importaient les mots, peu importaient les gens.
Hassano n'avait toujours pas saisi ce que racontaient ses subordonnés, mais cela ne l'empêcha nullement de s'emparer de son blaster et de tirer.
Sur eux tous.
À bout portant.
Encore sonnés, frappés de stupeur, ils tombaient, ils tombaient comme des quilles, ils étaient morts. Bon, un contretemps de moins ; peut-être ces hommes avaient-ils voulu l'aider, d'ailleurs, mais Hassano avait eu la flemme de chercher à comprendre plus avant.
C'était bien plus simple comme cela.
Et puis, la vision de ces quatre vaillants soldats Lanshruls tués sans avoir pu savoir pourquoi, glorifiés par la mort, sanctifiés par l'honneur d'avoir été tués par lui, dégageait quelque chose d'indéniablement... absurde, dérangeant, puissant.
Le Général s'avança lourdement sur le pont de commandement, au milieu des hommes d'équipage encore sous le choc, ne trouvant pas en eux la haine qui leur apporteraient l'énergie de se relever, et de ceux qui le regardaient sans sembler savoir ce qu'ils devaient faire.
Bon, tant qu'ils ne le dérangeaient pas.
Une console contrôlant les missiles du sous-marin trônait juste derrière les quatre cadavres.

C'était un spectacle incroyable, à la fois beau et terrible. Une armée entière de créature variées semblait rassemblée sans chef visible dans les eaux noires, Safera voyait principalement les énormes Pashaga, mais elle devinait aussi des poissons cartilagineux dont des sortes de raies d'un blanc fluorescent et diverses autres créatures à tentacules ou à nageoires, et tous ensemble, ces êtres des profondeurs formaient d'eux-mêmes une masse presque compacte, une ombre gigantesque au sein même de l'obscurité du fond des océans, un géant chargé de défendre Hautemer contre l'invasion ; l'ensemble était éclairé à la fois par les lueurs verdoyantes qui jaillissaient sans cesse et sans aucune logique apparente de la forêt d'algues d'un rouge terne oppressant et par les lumières émises par les sous-marins, on en voyait rien et tout à la fois, ce n'était que nageoires et tentacules, écailles verdâtres et peaux noires, mais toutes ces créatures unies dans leur diversité dégageaient un message clair, nul ne devait s'approcher de la montagne sans l'autorisation des Ômus...
Et face à elle s'avançait cette immonde flotte mécanique, ces masses d'acier mises en mouvement par des procédés odieux, les immondes imitations des créatures marines qui formaient l'autre armée, la négation de la vie et de la liberté.
Et soudain, le feu sous l'eau.
Cela commença simplement : des traînés vertes apparemment anodines surgirent de tubes situés sur l'un des sous-marins de tête, mais des traînes vertes qui vinrent exploser en une demi-douzaine de soleils flamboyants au milieu des rangs de l'armée vivante, jetant pour la première fois la lumière des flammes sur les fonds marins, brûlant, aveuglant, immolant les créatures qui barraient la route de la flotte Kryshzla en un holocauste aussi instantané qu'efficace ; le soleil qui éclairait et nourrissait la vie à la surface, le soleil qui incendiait et tuait sous les mers...
Des râles de douleur emplirent l'eau alors que les géants disparaissaient dans les explosions, ou battaient précipitamment en retraite pour les plus chanceux ; de l'armée vivante, il ne restait rien, des milliers de tonnes de Pashaga et d'êtres de toutes sortes venaient de mourir dans la déflagration, réduits en cendres par une puissance implacable venue d'un autre monde...
Aussitôt, le conquérant d'acier reprit sa route vers la montagne aux Ômus...
Tout cela, Safera l'observait avec l'impression que c'était son cœur qui avait brûlé, que c'était son cœur qui formait maintenant un tas de cendres au fond d'un océan qui pleurait sa perte...
Elle se tourna vers Voorth.
« C'est le vaisseau-amiral du Général Hassano, n'est-ce pas ? J'en mettrais ma main à couper... Il faut être complètement fou pour faire une chose pareille...
-Difficile à dire, mais vous devez avoir raison... Il a perdu la tête, pas étonnant que Saur Thar vous ai demandé de l'arrêter...
-Bon... Maintenant, imaginons qu'il fasse subir le même sort à la montagne des Ômus ? demanda Telin, tremblant légèrement. Valdie, que dit le Général Varulg ?
-Il dit que les autres sous-marins Kryshzlas se sont tous immobilisés, certains équipages semblent même être en train de les saborder... Il dit qu'il ne comprend pas pourquoi celui-là ne s'arrête pas, mais qu'on va droit à la catastrophe si... Oh non... »
Safera avait également l'impression de respirer de la cendre, à présent, son corps n'était plus qu'une coquille vide, tout n'était plus que ruine et désolation en elle... Tout avait été vain, en fin de compte ? La mission que le destin semblait leur avoir confié sur Hautemer resterait un échec ? Hassano réussirait-il à détruire les Ômus avec ses missiles ? Les Ômus pourraient-ils l'arrêter, et s'ils le pouvaient, épargneraient-ils les Kryshzlas qui ne l'avaient pas suivi dans sa folie ? Épargneraient-ils seulement les Chiss et les Hynors, avaient-ils remarqué qu'ils étaient là lorsqu'ils leur avaient envoyé leur charge psychique ? Safera ne voulait pas le savoir, les chemins du futur semblaient tous plus sombres les uns que les autres, elle ne voulait emprunter aucun d'eux, aucun...
Mais qu'étaient-ils venus chercher ici, pourquoi avaient-ils quitté Fayg, Safera n'avait-elle donc pas senti dès le début que l'horreur la plus ténébreuse hantait cette planète, tapie aux côtés de la vie la plus merveilleuse ?

« Général ? S'il vous plait, que faites-vous, Général ?
Tiens, l'un des imbéciles en armure blanche avait le courage de lui demander ce qu'il fabriquait ; cette fois, Hassano comprenait à peu près ce qu'il disait, mais les paroles semblaient étrangement assourdies, comme si elles venaient d'un autre monde... Si ce type avait eu un peu de bon sens, il l'aurait abattu sur place. Enfin, tant qu'il ne le dérangeait pas...
Dans un immense effort qu'il savait utile, Hassano prit la peine de répondre, la voix toujours pragmatique et maîtrisée, tissant son mensonge comme il lui venait :
-Je fais ce que ces quatre mutins auraient dû faire... Je disperse les troupes adverses pour que nous puissions passer et atteindre notre ennemi.
-Mais, Général... Les Ômus vont nous tuer ! Vous avez vu ce qu'ils nous ont fait tout à l'heure ! Cette fois, ce sera pire, je ne veux pas...
-... Ce qui vient de se passer n'est jamais arrivé nulle part ailleurs que dans nos têtes, Cap... Euh, Lieutenant. Je connais les Ômus. Ils peuvent introduire en vous l'idée de la douleur la plus horrible, mais même si votre esprit y croit, ils ne peuvent pas la rendre réelle. Ils ne peuvent pas nous tuer, c'était un coup de bluff ; s'ils étaient assez puissants pour ne serait-ce que reproduire ce qu'ils viennent de nous faire, ils liraient nos pensées en permanence et ils nous auraient tous tués bien avant que nous n'atteignions la forêt. Il ne nous arrivera rien, nous allons détruire cette foutue montagne et les salopards qui se cachent dedans !
Tout ce que Hassano venait de dire n'avait pas réellement de sens, bien sûr ; ce n'était que des mots, des suppositions, des mensonges. Peut-être était-ce vrai, d'ailleurs, et peut-être pas ; ça n'avait pas d'importance. L'important, c'était que ce soit assez crédible pour qu'on lui fiche la paix pendant qu'il faisait ce qu'il avait à faire. Et il savait ce qu'il avait à faire.
Il ne savait pas comment il le savait, mais il savait qu'il le savait.
-Bien, Général, confirma le Lieutenant, qui n'avait pour une fois pas l'air très convaincu mais au moins assez pour ne pas tirer dans le dos de son officier supérieur. Quels sont vos ordres ?
-Mettez-moi ça en pilotage automatique jusqu'à la montagne, on ne sait jamais. Et dites aux autres sous-marins de se remuer un peu et de nous rejoindre.
-Je crois que ça ne va pas être possible, intervint quelqu'un d'autre. En fait, la plupart d'entre eux sont déjà en train de déserter...
-Ah ? Merci pour l'information. S'il nous reste des missiles après la montagne, je penserai à eux. »
Il avait dit cela d'un ton parfaitement détaché, et les deux autres militaires Lanshruls pensaient apparemment qu'il plaisantait ; mais ce n'était pas le cas.
Absolument pas.

Une voix l'appelait vers les profondeurs, lui disait que tout était perdu de toute façon, qu'elle était venue ici pour mourir, qu'elle avait eu mille occasions de faire marche arrière mais qu'elle n'en avait saisi aucune et qu'il était maintenant trop tard... Safera s'efforça de garder la tête hors de l'eau, de rester lucide et combative ; Fayg, Sev'rance, Telin et Valdie, ou même Voorth, trop de choses valaient la peine d'être défendues pour qu'elle se laisse aller au désespoir.
« Fayg-Jehd dit qu'une partie de ses forces va s'occuper des Kryshzlas qui se rendent, mais que lui se lance à la poursuite du sous-marin, informa Valdie, la respiration difficile. On vient avec ?
-Au point où on en est... Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d'autre, supposa Safera sans grande conviction. Allons-y...
-OK, mais ça va mal finir, je vous le dis... prévint Telin.
Safera le savait... Cependant, elle était Safera et elle devrait jouer son rôle jusqu'au bout.
-Nous n'avons aucun moyen de contacter les Ômus pour leur expliquer la situation ? demanda anxieusement Voorth.
-Fayg-Jehd pensait qu'il pourrait peut-être les contacter avec les Voolthergas que ses guerriers ont emportées, mais apparemment, ils ne répondent pas, pour l'instant... expliqua Valdie. Ça se comprend, ils doivent être assez occupés comme ça...
Safera voyait par la verrière des milliers de silhouettes obscures minuscules entre les géants d'acier qui nageaient à toute vitesse vers le dernier sous-marin, décidées à l'éventrer comme une Pashaga s'il le fallait pour le forcer à s'arrêter... Mais elle doutait que les guerriers Hynors puissent agir à temps, l'ennemi était presque à portée de la montagne sacrée des Ômus... Il était... Mais non, soudain, l'énorme masse d'acier s'arrêta, comme si elle avait heurté un mur invisible.
Safera en resta bouche bée, son cœur continuant à battre à toute vitesse en parfait décalage avec la paralysie qui frappait ses pensées, martelant le rythme sourd de l'angoisse des cauchemars devenus réalités...
Alors ils jaillirent de leur repaire, neuf êtres massifs aux tentacules impressionnants qui semblèrent s'interposer devant le sous-marin immobilisé au milieu des eaux noires, comme si c'était eux qui le tenaient en respect par la seule force de leur volonté...
Les Ômus, les Ômus parvenaient à stopper le titan sans même le toucher !
Safera sentit l'espace d'un instant une courte étincelle dorée d'espoir brûler en elle, l'espoir qu'elle était bien dans un rêve et non dans un cauchemar, l'espoir que Hautemer toute entière n'était pas condamnée parce qu'elle avait voulu libérer les Hynors...
Cela dura le temps qu'elle voit une traînée verte surgir du sous-marin prisonnier d'une force invisible.
Non, les Ômus allaient stopper ce missile, ce serait trop bête... Effectivement, la lueur verdoyante stoppa net devant les monstres aux multiples tentacules.
Et explosa, illuminant à nouveau d'une lumière flamboyante le fond des océans, anéantissant tout ce qui avait eu la malchance de se trouver trop près d'elle...
Non, non, non, non... Pas ça, tout mais pas ça, les Ômus ne pouvaient pas avoir été tués aussi facilement...
Elle vit avec horreur que les lumières verdâtres qui hantaient la forêt en contrebas semblaient s'arracher d'elles-mêmes au sol, elles montaient vers les sous-marins... Pour pleurer la mort d'un Ômu ? Pour châtier ceux qui avaient causé la perte des souverains d'Hautemer ?
« VOUS ÊTES ALLÉS TROP LOIN, CETTE FOIS ! » rugit une voix dans l'esprit de Safera, mais elle eut le sentiment que ce cri de rage ne lui était pas destiné, pas davantage que la voix aux joyeux accents emprunts de démence qui répondit ensuite...
« Et vous comptez faire quoi, pour m'empêcher de continuer ? Pour un peu, j'aurais tué l'un d'entre vous cette fois, et si vous réapparaissez trop près, je n'y manquerais pas ! Vous ne pouvez pas tout contrôler en même temps, n'est-ce pas ? Le fonctionnement de nos machines vous échappe... Et vous ne pouvez pas non plus réellement tuer par la pensée, même si vous pouvez nous le faire croire ? Oh, bien sûr, vous pourriez m'envoyer une nouvelle rafale psychique, vous pourriez me donner des hallucinations... Mais sauriez-vous vraiment différencier mon esprit de la multitude d'autres ici ? De tous ces pauvres Hynors qui nous ont suivi, persuadés qu'ils pouvaient faire quelque chose contre ce qui les dépasse, de tous mes imbéciles de subordonnés qui m'ont abandonné ? »
Un rire terrifiant se mit à résonner dans la tête de Safera, le rire de la mort en personne qui sait qu'elle tient les mortels sous son joug quoi qu'ils fassent...
« Vous nous sous-estimez amplement si vous croyez que nos pouvoirs s'arrêtent là ! Vous avez été trop loin, nous en avons plus qu'assez de votre présence ici, le sang n'a que trop coulé à cause de votre avidité décérébrée, nous allons mettre un terme à tout cela une fois pour toutes ! Regardez-les bien, vos subordonnés, parce qu'ils vont mourir à cause de votre refus de prendre conscience de la gravité de votre folie ! Les Hynors et leurs alliés Chiss n'auraient jamais dû vous suivre jusqu'ici ! À présent, que chacun vous fuit comme la peste, parce que votre châtiment arrive, et lui ne fera pas de quartier ! »
« QUOI ? »
Le rire reprit pour toute réponse.
Oh non, oh non, non, non, non...
Quelque chose de terrible approchait, Safera n'en avait pas le sentiment, elle en avait la sinistre certitude, quelque chose qui mettrait fin à cette histoire en même temps qu'à leurs vies... Les formes verdâtres si pâles et pourtant bien visibles, à l'allure si spectrale... Ces choses lumineuses continuaient à remonter lentement, comme si elles prenaient bien le temps de rire du malheur de ceux qui avaient osé pénétrer le territoire des Ômus...
Safera commença à chercher sa salive qui semblait s'être évaporée, mais Telin la devança :
-Je ne le sens pas, là, vraiment pas... Désolé Safera, mais on fait demi-tour... et tout de suite. Les Ômus n'ont pas besoin de nous, ce sont de grands garçons, et nous ne pouvons plus rien pour les Kryshzlas...
Safera ne trouva rien à répondre, elle-même n'aurait su dire si elle était en accord ou non avec la décision du Lieutenant alors que le sous-marin se retournait tant ses pensées étaient glacées d'effroi... Pour ce qu'en apercevait Safera par la verrière de transparacier et sur les détecteurs, c'était le chaos, au-dehors ; les guerriers Hynors semblaient avoir fait le même calcul que Telin et nageaient à toute vitesse pour s'éloigner de la montagne, quitter le territoire sacré tandis que les sous-marins Kryhszlas encore en marche eux-mêmes faisaient demi-tour... Tous sauf un.
Et ce alors même que les détecteurs du sous-marin des Chiss n'avaient encore rien signalé de spécial, alors que même l'esprit de Safera semblait à nouveau n'appartenir qu'à elle...
-Attendez, qu'est-ce que c'est que ça ? intervint anxieusement Voorth en désignant la verrière tandis que Telin lançait le sous-marin éclaireur à la suite des guerriers Hynors.
Oh non, oh non, non, non, non... Il était trop tard pour fermer les yeux, trop tard pour empêcher son cœur de cesser un instant de marteler son rythme vital sous le choc ; Safera vit la chose que les détecteurs ne savaient pas lui montrer et qui pourtant s'avançait dans les eaux noires avec une vorace tranquillité, elle vit la gigantesque masse de peau écailleuse vert sombre dans un bref flash de lumière émit par un sous-marin Kryshzla en fuite, elle vit les deux yeux jaunes qui luisaient, les invraisemblables armées de dents qui formaient une gueule capable à elle seule de croquer le sous-marin des Chiss sans autre forme de procès... Son instinct d'être de la surface lui disait que ce n'était pas possible, qu'il ne pouvait exister une chose si grande, plus grande encore que les colosses d'acier des Kryshzlas, lui disait qu'elle ne pouvait pas être si petite... Mais la partie consciente d'elle-même savait que c'était ni plus ni moins que le châtiment des Ômus qui approchait, et elle pouvait même lui donner un nom, un nom étrange qu'elle avait apprit récemment mais un nom tout de même : Bunyip.
Tout était fini, tout allait s'achever dans le sang et la terreur pour la plus grande gloire des Ômus, on n'oublierait jamais jusqu'à quelles monstruosités les Seigneurs des Abysses avaient été pour punir celui qui les avait défiés... Safera avait entraîné tout le monde dans ce cataclysme, croyant naïvement que les Ômus auraient pitié de ceux qui avaient cru pouvoir transgresser leurs règles pour les aider...
-C'est ce que je crois ? demandait inutilement Valdie d'une voix éteinte. Voorth n'a pas dit qu'il sévissait uniquement dans un domaine précis ?
-Oui, et les Ômus ne l'en ont certainement pas fait sortir pour venir nous dire bonjour, confirma sinistrement Safera.
-Il faut partir d'ici tout de suite ! s'exclama Voorth. Et contactez vos amis Hynors, ils en savent peut-être plus que nous sur cette horreur abyssale !
-J'y vais... assura Valdie avant de se concentrer sur la Vooltherga.
-Regardez ça, les Kryshzlas ouvrent le feu ! signala Telin.
Comme si un incendie faisait rage dans sa poitrine, Safera eut l'impression qu'un nuage de fumée étourdissant lui montait à la tête, voilant sa perception du monde qui l'entourait ; c'était maintenant son cœur qui brûlait alors que son esprit donnait sa démission face à la terreur qui montait en elle... Son cœur brûlait !
Devant le sous-marin des Chiss, des éclairs verdoyants jaillissaient des géants d'acier en fuite pour foncer dans la nuit éternelle du fond des océans vers le fléau des Hynors suivant de multiples trajectoires... L'être aux dimensions impossibles ouvrit largement la gueule en un interminable sourire tout en fonçant avidement vers les traînées vertes des missiles, et... Et rien, les éclairs verdoyants disparurent sans laisser de trace, le déchaînement infernal que Safera attendait ne se produisit jamais, le soleil ne redescendit pas laisser éclater sa fureur sous l'eau. Elle perçut des vibrations, elle crut voir dans la folie d'un instant le fantôme d'une explosion, voilée comme si elle venait d'un autre monde... Mais il n'y eut ni flamme, ni explosion, ni mort. Alors, lorsqu'elle fut sûre qu'il ne s'était rien passé, elle comprit que les yeux du Bunyip étaient toujours là, qu'il rouvrait sa gueule démesurée sous les lumières sans âmes des sous-marins Kryshzlas, comme riant de sa survie et de ce qu'elle signifiait pour ses proies...
Son cœur brûlait !
Il venait sur eux et ils ne savaient pas quoi faire, les sous-marins des Kryshzlas restaient comme pétrifiés par cette chose qu'ils ne pouvaient comprendre, des centaines et des centaines de tonnes de machine à tuer s'étendaient dans toute leur sauvage splendeur vers les envahisseurs de la surface... Les mâchoires se refermèrent une première fois sur la chaire de duracier, et ce fut le déchaînement; l'énorme sous-marin victime de l'agression bascula tout entier vers le sol sous-marin, envahi par l'eau, alors que sa queue disparaissait intégralement dans la gueule du Bunyip... Les dents broyaient le métal comme s'il n'existait pas, Safera craignait de deviner de minuscules ombres en forme d'étoiles qui partaient dans l'eau, perdues, parfois déjà en morceaux... Ce n'était pas possible, elle ne pouvait pas les voir à cette distance, et pourtant... Ce qui restait du sous-marin s'écrasait maintenant au sol pendant que le Bunyip chargeait une nouvelle fois, arrachant la moitié du vaisseau pour en entraîner une bonne partie dans l'abîme sans fond de sa gueule et laisser le reste se perdre dans l'océan, ses yeux luisants de plaisir alors qu'il laissait les Kryshzlas qui avaient eu la chance de se trouver dans la partie restante du sous-marin mourir noyés, témoins de son invincible puissance... Safera ne voulait pas savoir combien de Kryshzlas venaient de trouver la mort, combien d'êtres pensants venaient d'être fauchés dans leur fuite désespérée du plus monstrueux des monstres d'Hautemer, combien avaient été empalés sur les dents géantes ou broyés par les parois de leur propre sous-marin, combien s'étaient noyés...
Son cœur brûlait !
Dans un terrible spectacle, deux de ces constructions métalliques que les Kryshzlas avaient prises pour des géants venaient maintenant de s'entrechoquer dans leur tentative désespérée de fuir pour ne pas subir le même sort que leur sœur ; d'autres tombaient déjà toutes seules au plus profond des profondeurs, abandonnés par des équipages entiers de Kryshzlas qui surgissaient maintenant dans l'océan, probablement sans autre protection que des combinaisons enfilés à la va-vite, venant grossir les rangs de toute une armée de guerriers Hynors en fuite pour ne pas périr avec leurs ennemis... Il ne vint à l'idée d'aucun des anciens adversaires lorsqu'ils se rejoignirent de tenter quoi que ce soit l'un contre l'autre, tous ne voulaient plus que leur survie, simplement pouvoir poursuivre leur humble vie... Kryshzlas ou Hynors, c'était la même chose à présent, les mêmes silhouettes noires qui s'efforçaient tant bien que mal de quitter cet endroit maudit ; Kryshzlas ou Hynors, c'était la même chose à présent, les mêmes silhouettes noires avalées soudain par la gueule du Bunyip, les mêmes petits paquets de chaire suppliant ou luttant alors que des dents aux proportions spectaculaires les transperçaient férocement de part en part, mettant brutalement fin à des centaines d'existences sous le regard horrifié de leurs compagnons et de leurs anciens adversaires qui partaient en tous sens, affolés, ne désirant plus que se trouver loin d'ici... C'était on ne pouvait plus clair, Safera le voyait bien alors qu'un autre vaisseau Kryshzla volait en éclat, heurté à toute vitesse par ce qui semblait être la queue du Bunyip, couverte d'épines dorsales, le monstre n'épargnerait rien de ce qui passerait à sa portée...
Son cœur brûlait !
« Qu'est-ce que c'est que ce cauchemar... murmurait Telin, à peine audible. Il avale des missiles, il mange des sous-marins à côté desquels celui-là a l'air ridicule...
-Il faut qu'on passe, affirma Voorth avec une étrange conviction. Tout sauf rester là, quitte à échouer et à achever nos existences dans son estomac avec ses autres victimes ; ce n'est pas pour nous qu'il vient, ni pour les Hynors, ni même pour les autres Lanshruls... C'est pour Hassano. Il tuera tout jusqu'à ce que ces crocs aient déchiré l'armure et la chair du Général Hassano.
-On va essayer... On va essayer, répondit Telin, que Safera n'avait jamais vu aussi perdu. Qu'est-ce qu'il fait, Hassano, d'ailleurs ?
-Peu importe, je ne veux pas le savoir, rétorqua Safera, la voix étrangement dépourvue de toute accentuation.
-Il s'est tourné vers le Bunyip, lut Voorth par-dessus son épaule, sur l'écran des détecteurs. D'après les flux d'énergie, il s'apprête à tirer...
-Oh, génial. Il éprouve donc un tel besoin d'aggraver encore la situation ? commenta Safera sans la moindre once d'humour alors que le sous-marin des Chiss poursuivait son impossible route à travers les débris, les cadavres déchiquetés, les nageurs terrifiés...
Le Bunyip continuait son impitoyable avancée ; êtres de chaire et de sang ou de métal et d'énergie, rien de ce qui passait à portée de sa gueule ou de sa queue musculeuse ne semblait pouvoir lui survivre, Safera ne savait même pas si certains avaient réussi à passer... C'était un massacre, tout simplement, le sang des Hynors aussi bien que celui des Kryshzlas coulait en abondance dans l'eau...
-Le Général Fayg-Jehd dit que le Bunyip est l'être chargé par les Ômus de garder les Zortscha, renseigna Valdie, des créatures qui détenaient des pouvoirs comparables aux leurs mais qu'ils ont dû tenir à l'écart de la vie d'Hautemer, si j'ai bien compris ; ces choses sont endormies, mais le Bunyip doit veiller à ce que le Démon aux Longues Pattes ne vienne pas les réveiller... Euh... En fait, les Hynors n'en savent pas bien long au-delà de leurs légendes, mais en clair, les Ômus ont fait de cet être le pire qui existe sur Hautemer, il ne tue pas par faim mais parce que c'est sa seule fin, et rien ne saurait l'arrêter, pas même un ordre des Ômus... C'est ce qu'en savent les Hynors, du moins. Tout ça pour dire qu'on est mal barrés, au cas où quelqu'un n'aurait pas encore compris !
-Allez tous chercher les combinaisons des Kryshzlas, ordonna froidement Telin. Ça va bientôt être notre tour d'essayer de passer devant cette antique horreur, et ça va secouer... On va tourner un peu en rond le temps d'être prêts à partir en cas de problèmes, en espérant qu'il ne nous remarque pas... Oh... Valdie, évidemment, c'est... inutile. Tu ne pourrais pas nager... Je suis désolé.
L'intéressée hocha la tête, étrangement calme pour quelqu'un qui se savait encore plus condamné que ses compagnons. Les lumières des sous-marins Kryshzlas s'étaient tues pour la plupart, mais il restait ces étranges spectres verdâtres qui semblaient rester en suspension dans l'eau au-dessus d'eux, apparemment sans rien faire, du moins s'ils étaient vraiment des êtres vivants à part entière... À leur lueur fantomatique, ils voyaient la bête engloutir l'un des sous-marin cloué au sol après en avoir heurté un autre, ils voyaient des guerriers Hynors terrifiés contourner précipitamment la créature colossale...
Voorth se leva et s'engagea dans le couloir pour aller chercher une combinaison, suivi par Safera.
-Je te remplace au pilotage dès que je suis revenue, signala la Chiss à Telin avant de disparaître... À peine avait-elle passé la porte qu'elle comprit que c'était un mensonge.
Bien sûr que non, qu'elle n'allait pas revenir, réalisa son esprit embué par la terreur et le désespoir ; elle voyait d'ici Telin ou elle tenter désespérément de passer outre la titanesque gueule emplie de crocs du Bunyip tout en devant prendre en compte les débris de sous-marins et les nageurs luttant pour échapper à leur funeste destin... Elle se voyait surgissant en combinaison dans l'eau alors que le sous-marin était tout entier réduit en miettes par les dents du Bunyip, elle se voyait nageant pour échapper à un être si infiniment plus grand qu'elle que cela la rendait incapable de dire combien de temps il lui aurait fallu pour en faire le tour... Bien sûr que non, ils n'y arriveraient pas, et à supposer qu'ils y arrivent, qu'est-ce que cela changerait ? Elle abandonnerait sa mission, et le Bunyip reviendrait les chercher... Car Voorth se trompait. Le Bunyip ne s'arrêterait pas de tuer lorsqu'un imbécile de Général Kryshzla qui ne représentait de toute façon plus une grande menace aurait été réduit à néant... Il s'arrêterait lorsque quelqu'un lui aurait prouvé que ceux qu'il détruisait valaient la peine d'être sauvés, qu'ils valaient mieux que Hassano, qu'ils savaient accepter de grands sacrifices pour préserver la vie.
Qu'est-ce qui pouvait avoir plus de valeur pour les Ômus, comment pourraient-ils ne pas en tenir compte ? Comment un être qu'ils avaient créé spécifiquement pour les servir pourrait-il ne pas en tenir compte ?
Cela tombait sous le sens : c'était Safera qui devait arrêter Hassano si personne d'autre ne le faisait, fuir opportunément en abandonnant des êtres pensants à la mort n'arrangerait rien, en tout cas pas pour ceux qui n'auraient pas eu la chance inestimable d'échapper aux avides mâchoires du Bunyip... N'accordant plus la moindre attention à sa progression derrière Voorth, Safera sentit l'incendie qu'était devenu son cœur s'éteindre d'un souffle et la fumée qui embrumait son esprit se dissoudre alors que le poids d'une lourde certitude s'abattait sur ses épaules ; elle était passée si près de suivre Telin dans son effort désespéré pour fuir alors même que tant de gens allaient finir déchiquetés, réduits en charpie par les dents monumentales du Bunyip, elle était passée si près de laisser les eaux d'Hautemer qui l'avaient recueillie se teinter de tant de sang...
C'était une entreprise désespérée, pire encore que tout ce qu'elle avait accompli jusque-là, elle y laisserait la vie à coup sûr, et vraisemblablement en échouant... Mais décidément, elle ne pouvait pas ne pas le faire, la présence du monstre marin n'était pas une excuse ; elle avait accepté de tendre la main aux Kryshzlas alors qu'elle ignorait ce qu'ils devaient affronter, elle n'allait pas la leur retirer et les laisser disparaître dans la gueule de la mort sous prétexte que le Bunyip en personne était venu tuer tous ceux qui avaient eu la mauvaise idée de suivre Hassano dans sa folie...
Elle revint à sa situation physique, consciente que ses compagnons ne la suivraient jamais si loin dans la folie... Ils auraient été loin ensemble, et cela resterait gravé dans la mémoire de Safera dut-elle vivre un millénaire, ce qui ne risquait pas de se produire ; mais cette fois, elle serait seule, c'était comme ça.
« Safera ? »
Elle réalisa que Voorth l'observait, intrigué par son absence de réaction ; en effet, il venait d'ouvrir une armoire contenant des combinaisons noires parfaitement identiques à celles que les Hynors leur avaient donnés à leur arrivée sur Hautemer, parfaitement identiques à celles qui avaient assuré la survie des premiers Chiss venus dans ce monde cinquante ans plus tôt... Et Safera restait immobile, absorbée par ses pensées.
« Euh, oui. Désolée.
-Bon... Allez, vite, on n'a pas le temps, et il en faudra aussi à Telin...
-Oui, oui, tout de suite. »
Elle devait réellement enfiler la combinaison, de toute façon : il était hors de question qu'elle essaye de prendre le contrôle du sous-marin d'une façon ou d'une autre, hors de question qu'elle mette encore plus en danger la vie de ses compagnons ; elle irait à la nage s'il le fallait... La jeune femme commença à retirer l'armure Kryshzla qu'elle portait toujours ; en-dessous, elle portait les vêtements noirs trop amples pour elle empruntés à la maison des Chiss de Fayg, qu'elle recouvrit bientôt d'une combinaison en même temps que Voorth.
Elle s'aperçut que cela lui avait presque manqué de respirer du liquide.
Et maintenant, il était temps de tomber bas les masques...
« Voorth...
-Oui ?
-Je ne retourne pas au poste de commande. Allez-y, vous, et remplacez Telin au pilotage pendant qu'il enfile une combinaison... Moi, je m'en vais.
Voorth resta un moment sans rien dire, en tout cas suffisamment longtemps pour que Safera ressente le besoin de s'expliquer :
-S'il y a encore la moindre chance pour que neutraliser Hassano calme la fureur des Ômus, alors je dois tenter de la saisir ; c'est peut-être précisément ce qu'ils attendent de nous, d'ailleurs... Je suis désolée. Je ne vous demande pas de comprendre, seulement de me laisser faire. Je sais que c'est grotesque, mais c'est comme ça. Et je vous souhaite bonne chance, parce que vous en aurez presque autant besoin que moi si vous voulez passer devant le Bunyip.
-Non. Non, je ne peux pas vous laisser faire cela, expliqua Voorth d'une voix totalement dénuée de la moindre émotion. Pas seule. Je viens avec vous... Si je n'avais pas eu la chance de me trouver sur ce sous-marin éclaireur que vous avez attaqué, je serais avec les autres, en train de nager pour finir à un moment ou à un autre empalé sur un croc et avalé par le Bunyip ; je dois aider les miens, et notre seule chance d'y parvenir, c'est de stopper Hassano nous-mêmes. Je viens avec vous.
Safera était surprise, mais un allié ne serait pas de trop... Au moins, leur idée pourrait maintenant être qualifiée de suicide collectif, pensa-t-elle avec la voix cynique de Valdie. Après tout, Voorth ne devait avoir aucune idée de ce qu'il allait faire quand la bataille serait finie si par miracle il y survivait, il devait avoir peur de ce qu'il devrait penser de toute une vie au service de l'Empire Kryshzla, alors peu lui importait de mourir, à présent...
-OK... Alors on part tout de suite, Telin serait capable de m'enchaîner à un siège pour ne pas m'abandonner...
Elle devina le sourire espiègle de Voorth dans sa voix :
-J'en serais capable aussi, si je ne voulais pas faire exactement la même chose que vous... L'écoutille est par là. »
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