StarWars-Universe.com utilise des cookies pour faciliter votre navigation sur le site, et à des fins de publicité, statistiques, et boutons sociaux. En poursuivant votre navigation sur SWU, vous acceptez l'utilisation des cookies ou technologies similaires. Pour plus d’informations, cliquez ici.  
Chapitre XII
 
L'orage des tirs blasters grondait au-dehors, et seules de pauvres portes métalliques semblaient contenir encore la folie qui s’était emparée de ce lieu dont les Lanshruls, les Kryshzlas comme diraient les Chiss, s'étaient crus les maîtres ; elles ne resteraient pas éternellement closes, ces portes, le Commandant Saur Thar le savait, et lorsqu'elles s'ouvriraient, le chaos surviendrait ici aussi...
Il ne pouvait pas s'empêcher de faire les cent pas au milieu de ses hommes, sous la lumière ténue et mystérieuse des Voolthergas qu'ils devaient protéger... Ce n'était pas seulement ce qui se passerait lorsque les portes finiraient inéluctablement par s'ouvrir qui le rendait si nerveux, c'était aussi le fait de ne pas savoir avec certitude ce qui se passait au-dehors, et c'était surtout celui de ne rien comprendre à tout ce qu'il se produisait en cette journée cauchemardesque...
Tout avait pourtant bien commencé... Ils étaient bien mieux ici, au fond des océans, que le Commandant ne l'avait craint avant son arrivée sur la planète ; cette cité indigène de pierre noire ancienne, mystérieuse et menaçante, avait été aménagée pour devenir une vraie base Lanshrul, où tout était maîtrisé, prévisible, uniforme... Oh, il y avait eu quelques incidents, bien sûr ; le Général Hassano qui avait dès le début semblé accorder une foi étrange aux superstitions des indigènes, les Hynors, cet horrible monstre marin qui avait, disait-on, dévoré deux sous-marins entiers avant que l'on ne se décide à éviter la zone où il sévissait, ces quatre pilotes Chiss qui s'étaient débattus avec une vaillance extraordinaire jusque dans l'atmosphère de la planète, mettant en péril le secret pourtant vieux d'un demi-siècle de l'emplacement de la base Lanshrul... Heureusement ou malheureusement, ils avaient finalement plongé vers la planète plutôt que de tenter désespérément de prendre la fuite, apparemment pour porter secours à l'un des leurs, abattu... Lorsqu'il parlait de cet incident avec ses compagnons d'armes, Saur aimait comme eux à le faire d'un ton méprisant, mais en vérité, cette attitude incompréhensible lui faisait peur, comme s'il y avait là-dedans un mystère qui lui échapperait à jamais... Ou comme s'il voulait le laisser échapper, justement, comme s'il craignait désespérément tout ce qui pourrait expliquer l'attitude des Chiss... Oui, durant la dizaine d'années que le commandant avait passé dans cette base, il y avait eu bien des incidents troublants, mais tout était resté acceptable, compréhensible, presque rationnel ; tandis qu'aujourd'hui, tout basculait, la barque de l'existence de Saur et de ses compagnons d'armes semblait avoir quitté un long fleuve tranquille pour se précipiter sans crier gare dans d'immenses chutes, dont ils ne voyaient toujours pas le fond... Tout allait trop vite, trop d'évènements contradictoires arrivaient en même temps, personne ne comprenait ce qu'il était en train de se passer...
Il cessa de marcher de long en large, lassé.
« Capitaine, des nouvelles du groupe du Lieutenant Gash ? demanda-t-il à l'un de ses subordonnés, plus pour s'occuper l'esprit que par réel intérêt.
-Aucune, Monsieur. Mais à en croire nos observateurs du poste d'artillerie huit, le Général et les, euh, mutins, sont toujours en train de quitter la base ; il y a donc de fortes chances pour qu'ils aient échoué...
Saur n'eut même pas le cœur à laisser échapper une grossièreté... De toute façon, tout ce qui se passait aujourd'hui dépassait de loin son répertoire de jurons...
-Et le sergent Murth, on sait ce qu'il devient, lui ?
-Pas du tout... Pour ce qu'on en sait, lui et ses hommes sont toujours quelque part dans les couloirs à tirer sur le premier venu...
-D'accord... Enfin, tant qu'il se tient loin de nous, ça me va, d'un autre côté...
Ce n'était pas tout à fait vrai, cela ne l'était même absolument pas... L'attitude de Murth et ses hommes ne posait aucun problème à Saur d'un point de vue purement tactique, c'était sûr ; mais elle contribuait considérablement à lui donner l'impression que lui et ses hommes étaient les derniers êtres sains d'esprit sur Hautemer... Qu'est-ce qui avait pris au sergent Murth ? Pourquoi ses hommes le suivaient-ils ? Et le Général, pourquoi s'était-il lancé dans une telle folie ? Sans oublier ce pauvre Lieutenant Gash, qui s'était mis en tête avec quelques autres officiers de l'arrêter... Ceci dit, Saur n'était même pas sûr de savoir pourquoi lui-même et ses hommes tenaient tant à continuer de veiller sur les Voolthergas alors que tout le monde extérieur avait manifestement perdu la raison... Peut-être parce qu'il avait l'impression qu'il devait se concentrer sur un objectif viable d'un point de vue militaire, même s'il n'avait en fait plus de sens, simplement pour rester sain d'esprit...
En tout cas, il s'en tiendrait là ; tous les autres étaient en train de perdre la tête à présent que les Lanshruls perdaient le contrôle d'Hautemer, tout s'effondrait avant même que les Hynors n'aient lancé leur assaut sur la base, comme si la simple possibilité qu'ils puissent l'emporter avait ouvert une brèche à travers laquelle s'engouffrait maintenant toute la folie jusque-là contenue des Lanshruls... C'était ces lieux, Saur en était sûr, ils n'auraient jamais dû s'enfoncer si loin sous les flots, ils n'auraient jamais dû essayer de maîtriser cette civilisation qu'ils ne comprenaient pas... Les divinités des Hynors, ces Ômus... Ils existaient, Saur n'avait maintenant plus aucun doute là-dessus, et ils les avaient tous maudits...
Il se reprit ; c'était ridicule, le Général et le sergent Murth étaient des imbéciles, c'était tout, mais lui resterait là pour garder les précieuses Voolthergas jusqu'au bout, lui resterait rationnel jusqu'à la fin... Ce n'était pas des céphalopodes mythologiques qui allaient lui faire peur, tout de même ; le Général était devenu fou parce qu'il croyait que ces choses existaient et qu'elles l'avaient condamné, c'était pour cela qu'il avait entrepris ce geste désespéré... Mais Saur allait montrer qu'il était d'une autre trempe, il prouverait sa valeur dans ce chaos indescriptible ; cette pensée était la seule chose sur laquelle il arrivait vraiment à se concentrer...
Il s'arrêta devant l'une de ces perles lumineuses que le Général avait cru si précieuses avant de les abandonner et la saisit dans sa main gantée... À en croire le Général, ces choses avaient le pouvoir de détruire toutes les cités Hynors connues, excepté leur refuge secret ; le Général disait qu'il arrivait à communiquer avec elles, et même avec les mystérieux Ômus... Sa santé mentale commençait-elle déjà à vaciller à l'époque ? Car Saur commençait à douter sérieusement du pouvoir des Voolthergas... Les choses restaient froides dans sa main, il ne ressentait strictement rien, aucune communication avec une entité surnaturelle ne semblait s'établir... De toute façon, il savait au fond de lui que ce n'était pas possible, il n'était pas sérieusement envisageable que ces choses aient les pouvoirs que leur prêtaient les Hynors ; ou si c'était possible, si les Ômus existaient vraiment et pouvaient vraiment communiquer par la pensée, s'il y avait réellement sur Hautemer un pouvoir qui ridiculisait toutes ces choses matérielles que les Kryshzlas avaient à leur service, tout ce que Saur croyait savoir sur la Galaxie s'effondrerait comme un château de datacartes, et ça, ça lui faisait vraiment peur...
Au final, il ne gardait peut-être ces choses qu'à cause de légendes Hynors... Mais peu importait. Il était hors de question de prendre la fuite, il était hors de question de suivre le Général... Alors il fallait bien faire quelque chose.
Il revint vers le Capitaine.
« Puisque le Lieutenant a échoué... Nous pourrions tenter un nouvel appel, non ?
-Ça ne coûte rien d'essayer. » admit l'autre officier en haussant les épaules.
Sachant d'avance que ce serait probablement vain, Saur se dirigea vers la console de communication.
« Votre attention s'il vous plait, interpella-t-il une nouvelle fois, sa voix normalement transmise dans toute la base par le système de communication. Ici le Commandant Saur Thar. Le Général Hassano n'est plus apte à exercer ses fonctions, et tous ceux qui le suivent seront considérés comme des mutins ; le Lieutenant Gash a vraisemblablement été vaincu, et le sergent Murth a trahi... J'appelle donc tous les soldats et officiers Lanshruls loyaux qui m'entendent à venir me rejoindre dans la tour trois, la priorité est à présent de protéger les Voolthergas face aux troupes Hynors, que celles-ci soient effectivement passées à l'attaque comme le prétendent certains ou non... Nous ne pouvons à présent plus stopper le Général Hassano ; si les Ômus existent vraiment et qu'il déclenche leur colère, nous devrons y faire face. Quel que soit votre grade, rejoignez-moi, s'il vous plait, je ne cherche pas à prendre le pouvoir sur qui que ce soit, mais c'est notre dernier espoir d'entrer en communication avec les Ômus pour calmer leur fureur ou de détruire les cités Hynors, dont nous ignorons toujours si elles ont ou non succombé à l'ennemi... Commandant Saur Thar, tour trois, terminé. »
Il coupa la communication.
«Voilà, il n'y a plus qu'à espérer, maintenant... À propos, nous ne savons toujours pas ce que sont devenus les gardiens du poste d'artillerie deux ?
-Non, Commandant, même si des rapports indiquent qu'ils se dirigent peut-être vers les sous-marins remonteurs...
Saur secoua la tête.
-Des déserteurs, il ne manquait plus que ça...
Un soldat les interpella depuis le fond de la salle des Voolthergas ; un autre était en train de refermer les portes.
-Capitaine ? Commandant ? Deux des hommes du Sergent Murth viennent de se rendre à nous...
Saur et son second approchèrent ; en effet, deux soldats à présent désarmés étaient encerclés par ceux de Saur.
-Pas trop tôt, grommela le Commandant. Ils ont des explications à nous fournir ?
-Il semblerait que le sergent Murth et le reste des assassins aient été abattus par un groupe de cinq soldats Lanshruls, apparemment ceux qui nous ont rejoints à la dernière minute avant la bataille avant de trahir... Ces deux-là ont survécu, et ils ont décidé de nous rejoindre en espérant votre clémence...
-Ce n'est pas cela que j'entendais par explications, rétorqua sèchement Saur. Tout ce que je veux savoir, c'est ce qu'ils croyaient faire en passant tout ce temps à rôder dans les couloirs pour s'attaquer au premier venu ? Surtout dans un moment pareil...
L'un des deux captifs marmonna une explication confuse selon laquelle personne n'avait osé désobéir à Murth lorsque celui-ci avait décidé de « profiter de la situation pour s'amuser une peu », d' « empêcher les désertions » ou encore de « buter tous ces salopards d'officiers qui nous ont foutus là-dedans », de « se venger de ceux qui nous donnent des ordres avec leurs airs hautains depuis trop longtemps »... Les propos de Murth rapportés par les prisonniers n'avaient tout simplement aucun sens, si ce n'était dans le cerveau malade d'un sergent qui n'avait pas supporté trente ans de guerres absurdes menées par les Lanshruls et de soumission au moindre des ordres envoyés par le Haut Commandement du seigneur Heckara... Cela arrivait parfois, Saur savait que sous leur surface de soldats disciplinés prêts au pire pour la gloire des Lanshruls et surtout la leur, certains devenaient de véritables bombes à retardements, prêts à laisser éclater leur folie à la première occasion...
-Très bien, sauf que ce n'était pas non plus sur les agissements du sergent que j'attendais une explication... C'est sur les vôtres. Je ne crois pas que vous soyez tous devenus fous, et je ne crois pas non plus que Murth aurait pu faire quoi que ce soit si vous aviez tous accepté de risquer vos vies pour le maîtriser... Ce que vous avez fait est autant votre faute que la sienne. Allez, fusillez-moi ces deux traîtres, et qu'on n'en parle plus. »
Les soldats libres appliquèrent immédiatement l'ordre meurtrier de Saur et abattirent sur place les deux prisonniers, dont il ne resta bientôt plus que deux corps sur le sol, portant exactement les mêmes armures que leurs assassins ; dire que le port quasi-permanent de l'armure unique était censé donner de l'unité à l'armée Lanshrul... C'était exactement le contraire qui se produisait ; prisonniers dans la masse anonyme, ils devenaient tous secrètement plus dangereux les uns que les autres, attendant le moment de définitivement perdre la tête exactement de la même façon que tout l'effroyable aspect naturel d'Hautemer était soudainement en train de reprendre le dessus sur la métallique base Kryshzla... À vouloir tout maîtriser, ils avaient tout laissé leur échapper...
Vers où les menait donc toute cette folie ?

Plus rien ne semblait avoir de sens dans cette base Kryshzla, au point que Safera ne cherchait même plus à comprendre quoi que ce soit à ce qui se passait alors qu'elle courait à la suite de ses compagnons, à la recherche d'un chemin détourné vers la tour trois ; d'ailleurs, elle ne se sentait même plus concernée par tout cela, elle avait moins l'impression d'être l'actrice d'évènements réels et tragiques que la spectatrice d'un holofilm, et d'un holofilm si mauvais qu'il en devenait incompréhensible...
Ainsi, quelques dizaines de minutes plus tôt, les quatre pilotes Chiss et leur prisonnier s'étaient brusquement immobilisés au détour d'un hall d'une taille impressionnante ; cette fois, il ne s'agissait plus d'un meurtre isolé, c'était une véritable bataille rangée qui faisait rage, une bataille rangée entre Kryshzlas! Armure blanchâtre contre armure blanchâtre, fusil-blaster contre fusil-blaster, deux cent soldats ennemis au bas mot avaient échangé des tirs avec acharnement pendant plusieurs minutes, le sol s'était retrouvé jonché de cadavres... Puis les choses s'étaient encore compliquées lorsque les soldats de l'une des deux parties s'étaient apparemment retournés contre leur officier, ils l'avaient transpercé de multiples tirs en quelques secondes avant de devoir faire face à certains de leurs propres camarades... Les Chiss et Voorth avaient fui sans davantage chercher à comprendre, rencontrant plus tard une petite troupe de soldats ennemis qui ne leur avait rien demandé pour la bonne et simple raison qu'ils semblaient tout aussi perdus qu'eux...
Le chaos, c'était le chaos, plus personne ne commandait rien dans cette base, plus personne ne comprenait plus rien à ce qu'il se passait tant les changements semblaient rapides, plus personne n'était apparemment à l'abri de quoi que ce soit ; même les Chiss s'en rendaient compte, et Aunf Voorth paraissait toujours plus stupéfait et plus perdu à chaque minute, comme si ses geôliers Chiss lui étaient soudain devenus moins étrangers que son propre peuple...
« Ce turbo-élévateur, là, annonça-t-il. Nous sommes dans le sous-sol de la tour cinq, personne ne devrait s'attendre à nous voir arriver d'ici... Enfin, logiquement.
-Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais la logique ne semble plus avoir beaucoup de place dans ce que font vos compatriotes, grinça Valdie.
-Je sais bien ! lâcha brusquement Voorth.
-Dites... interpella Telin. Vu qu'ils ont l'air assez occupés, pour le moment... Nous pourrions peut-être en profiter pour prendre le temps de leur préparer une petite surprise, non ? Histoire d'abréger la bataille et d'éviter que vous ne soyez tué par erreur, tout ça...
-À quel genre de surprise pensez-vous ?
-À une surprise explosive...
-Ah ? Alors nous pouvons revenir sur notre chemin, c'est dans ce bâtiment-là... Ça devrait, du moins.
-Gardé ? demanda Wyntar.
-En temps normal, oui, mais vu la situation, ça m'étonnerait... »
Telin acquiesça. Comme l'avait dit Wyntar, il était difficile de dire pourquoi les Kryshzlas s'entredéchiraient, mais cela devrait les aider à progresser, l'ennemi serait incapable d'organiser sa défense... Non ?
Le chaos, le chaos, tous étaient écrasés partout où il posait ses grands sabots...
Non, rien n'y faisait, tout cela mettait Safera affreusement mal à l'aise... Mal à l'aise parce qu'elle comprenait parfaitement ce que devait ressentir les Kryshzlas pris dans cet engrenage, contraints de tuer leurs compagnons d'armes ou d'être tués par eux, mal à l'aise parce que tout cela ressemblait bien trop à son goût à une sorte de caricature du monde des êtres de la surface, mal à l'aise parce que quoi qu'il y eut à l'œuvre derrière toute cette violence, cela ne pouvait être que terrifiant... Car contrairement à ses compagnons qui semblaient tous se concentrer uniquement sur leur objectif, Safera ne pouvait s'empêcher de se poser la question, quelque fut la concentration qu'elle donnât à sa course : qu'est-ce qui pouvait si vite semer tant de dévastation au sein d'une base militaire Kryshzla, quelle force obscure était à l'œuvre ? Elle refusait de croire que des êtres pensants puissent sombrer d'eux-mêmes dans une telle démence...
La jeune femme prit enfin conscience qu'une sorte de rire commençait graduellement à résonner dans sa tête, un rire inhumainement clair, un rire à la fois froid et cruel qui glaçait le fil même de ses pensées... Le rire des spectres.
Elle frissonna.

Quelque chose approchait, quelque chose qui serait si énorme qu'ils ne l'auraient pas cru possible, quelque chose de merveilleux ou plus vraisemblablement de terrible ; le Général Varulg Fayg-Jehd le sentait, il avait l'impression d'être un chasseur guettant une Pashaga...
En l'occurrence, ce n'était pas une Pashaga ou un quelconque animal marin qu'il observait, c'était une colossale structure de pierre noire qui avait autrefois été une cité Hynor pleine de vie et de lumière avant que les Kryshzlas n'arrivent et ne la façonnent à leur image... La lumière et la vie étaient désormais prisonnières des tours, et seules subsistaient les immenses silhouettes noires, mais leur aspect imposant n'avait à présent plus rien de protecteur dans les ténèbres, il devenait même menaçant... Après un combat court mais acharné, c'était maintenant le dernier endroit qu'il restait à prendre à Varulg.
« Ils ne sont toujours pas ressortis, donc ? interrogea-t-il l'officier à sa droite.
-Non, Général. Mais cela n'a rien d'étonnant, ils prennent probablement le temps de s'assurer la réussite dans des circonstances aussi défavorables... Nous devons leur laisser le temps.
-Je sais... C'est juste que je ne suis pas sûr d'aimer la tournure que tout cela prend... La façon dont les Kryshzlas ont renoncé à défendre les cités pour venir rejoindre leur Général ici, c'est... Ça me paraît très étrange, et ça m'inquiète, d'autant plus qu'il semble que certains soldats ennemis refusent d'obéir ; rien de tout cela n'avait été prévu par Sev'unt'alani, et pourtant il sait comment pensent les êtres de la surface. Allez savoir ce que les Kryshzlas préparent, allez savoir ce que les Chiss doivent affronter là-dedans... J'ai un mauvais pressentiment.»
L'officier ne répondit pas, mais il ne paraissait pas comprendre ; Varulg lui-même n'était pas sûr de comprendre son propre malaise, d'ailleurs... Tout ce qu'il savait, c'était qu'il y avait dans tout cela une tournure apocalyptique qui lui faisait froid dans le dos ; quelque chose allait prendre fin, et violemment.
Mais quoi ?

« Voilà, nous y sommes ! » prévint Telin en s'arrêtant.
Ils y étaient, oui, les Chiss étaient arrivés là où ils devaient se rendre. C'est à dire nulle part, en apparence. À ceci près qu'ils pouvaient observer l'océan par le plafond, cet endroit était un simple centre de commandement local parfaitement vide, semblable à bien d'autres dans la forteresse sous-marine, sans aucun intérêt visible ; mais peu importait que cet endroit ne présente aucun intérêt en lui-même, c'était ce qui se trouvait en-dessous qui intéressait les Chiss.
Safera fit un effort pour chasser tout questionnement sur l'invraisemblance de ce à quoi ils assistaient avant que les choses ne deviennent sérieuses ; ce n'était évidemment pas facile lorsqu'elle songeait à tous ces soldats qu'elle avait vu assassinés par leurs propres camarades, mais savoir que ce qui se trouvait en-dessous avait le pouvoir de rendre aux Hynors ce qui leur appartenait et de lui permettre de retrouver Sev'rance l'aidait beaucoup...
« Valdie, les explosifs ? demanda Telin.
-Les voilà...
Valdie tendit précautionneusement le petit sac aux pouvoirs destructeurs à Telin ; peu d'explosifs seraient nécessaires à l'accomplissement de leur tâche, et c'était heureux, car ils en avaient trouvé bien peu, les Kryshzlas avaient apparemment pillés leurs propres réserves à des fins qu'ils étaient les seuls à comprendre...
-Merci. Allez, tout le monde s'écarte, et dans cinq minutes exactement, on passe à l'action. »
Safera remarqua que Telin ne prenait même plus la peine de rappeler à Voorth de se tenir tranquille. Esclave de sa peur et de sa détermination, le cœur de Safera reprit un rythme soutenu alors que Telin réglait les explosifs ; ils sauraient bientôt si tout cela avait été vain... Au moins, ils pourraient prendre leurs ennemis par surprise, cela pourrait bien sauver la vie à quelqu'un ; ils avaient tous survécu jusque-là et elle aimerait que ça dure, ils avaient eu beaucoup de chance... Encore une fois, elle ne put s'empêcher de se demander si le chaos qui régnait parmi les Kryshzlas relevait bien de la chance, encore une fois elle ne put s'empêcher de repenser au rire des spectres qui avait envahi ses propres pensées alors qu'elle traversait la forêt d'algues ; mais elle ne voyait pas ce qui pourrait pousser les Ômus à intervenir personnellement, et c'était la seule chose à sa connaissance qui pourrait expliquer ce qu'il se passait... En-dehors de la folie des Kryshzlas eux-mêmes, bien entendu.
L'explosion allait se produire...
Safera détacha un instant les yeux du sol métallique et artificiel et regarda l'océan à travers le plafond, elle y vit ce qu'elle apercevait encore du rêve alors qu'elle était plongée dans le cauchemar... Dans quelques secondes, l'océan aurait disparu, tout ne serait plus que sang et acier...
Elle ne put empêcher son cœur de bondir dans sa poitrine lorsque la déflagration se produisit enfin, occultant un instant tout son et une bonne partie du champ de vision de Safera, telle une brèche dans la réalité... Une brèche dans laquelle Telin et Valdie s'engouffrèrent aussitôt la sphère de l'explosion disparue, et Safera suivit, enjambant les bords du gouffre sans même prendre le temps de regarder ce qu'il y avait en-dessous... Mais il n'y avait pas de quoi s'inquiéter, ses jambes atterrirent bien sur une surface solide ; c'était tout ce qu'elle attendait, elle leva aussitôt son fusil-blaster, trouva plusieurs soldats Kryshzlas stupéfaits juste à côté d'elle, et ouvrit le feu. Un, deux, trois, quatre; elle appuya sur sa gâchette. Un, deux, trois, quatre ; les traits de mort rouges transpercèrent le torse d'un soldat en armure blanche juste devant elle, et il ne fut plus qu'un cadavre sur le sol. À peine était-il tombé qu'un deuxième le rejoignait, à peine ce deuxième avait-il été tué que Safera entendait Wyntar arriver sur sa gauche et joindre son feu au sien... L'adrénaline était à présent tout ce qui lui servait de pensée, elle ne pouvait plus prêter attention à rien d'autre qu'à sa sanglante tâche.
Les Kryshzlas commençaient à riposter confusément ; pour toute réponse, Safera intensifia son tir.

Ils étaient arrivés sans prévenir, dans une explosion assourdissante qui avait fait s'effondrer une bonne partie du plafond, semant immédiatement la mort et la confusion parmi les Lanshrul ; après tout ce temps à guetter une quelconque attaque visant les Voolthergas, le commandant Saur Thar et ses hommes ne surent pas réagir... Tout juste Saur eut-il le temps d'empoigner son fusil-blaster et de lâcher quelques rafales sur les nouveaux arrivants tout en ordonnant à ses hommes de se disperser pour essayer de les cerner...
La sombre salle jusque-là illuminée uniquement par l'éclat des Voolthergas s'emplissait de tirs rougeoyants, le silence dans lequel des générations d'Hynors avaient tenté de communiquer avec leurs divinités n'existait plus face à cette tempête de cris et d'impacts blasters...
Malheureusement, les assaillants, quatre combattants en armure Lanshrul que Saur soupçonnait d'être les fameux traîtres qui les avaient rejoints juste avant la bataille, se comportaient en parfaits professionnels, évoluant comme un seul homme pour ne pas se laisser déborder... La petite formation progressait envers et contre tout, tuant les vaillants soldats Lanshruls les uns après les autres sous le regard impuissant de leurs compagnons... Au besoin, ils n'hésitaient pas à bondir attaquer leurs adversaires au corps-à-corps pour mieux les surprendre, ils se mouvaient avec la même vivacité et la même complémentarité qu'ils tiraient... Des Chiss, Saur avait la très nette impression en les observant combattre que c'étaient des Chiss qui se cachaient sous ces armures ; oui, ce devait être ces pilotes ennemis qui avaient disparu...
Bon, il fallait tenter autre chose pour les stopper, les tentatives d'encerclement ne faisaient manifestement qu'ajouter au chaos semé par les Chiss.
« Rassemblement ! ordonna le Commandant. Rassemblez-vous en ligne pour un tir de barrage ! »
Les soldats Lanshruls obéirent aussitôt, une poignée de soldats couvrant le repli des autres ; à présent, les Chiss avaient affaire à une masse compacte, et Saur vit avec un sourire satisfait qu'ils commençaient à reculer... Pourtant, sa respiration restait intensive, la peur qu'éprouvait tout combattant vivant continuait à tenailler son cerveau ; à juste titre, car les Chiss présumés n'avaient toujours pas dit leur dernier mot...
Et en effet, comme s'il avait attendu précisément ce changement de stratégie, le Chiss de tête leva un petit objet ovoïde de sa main droite que Saur connaissait parfaitement, puisqu'il s'agissait d'une grenade Lanshrul !
« Dispersion ! » eut-il à peine le temps d'ordonner alors que le Chiss leur envoyait l'explosif...
C'était heureusement une arme au rayon d'action assez court, et la plupart des Lanshruls eurent le temps de se mettre à l'abri, tout juste, mais ils l'eurent ; l'onde de choc et le bruit mirent la plus grande partie des Lanshruls momentanément hors de combat, mais seuls quelques-uns d'entre eux furent tués... Néanmoins, Saur constata avec une colère mêlée d'un horrible sentiment d'impuissance que l'explosion avait eu l'effet escompté, les Lanshruls se retrouvaient une nouvelle fois totalement désorganisés face aux tirs des Chiss...
« Abandonnez cette folie ! Rendez-vous, c'est la meilleure solution pour tout le monde ! » cria l'un des personnages en armure, s'exprimant en Sy Bisti... Cette fois, c'était sûr, c'était bien à des Chiss qu'ils avaient affaire, et pas à une quelconque bande de renégats comme celle de feu le sergent Murth.
Encore une fois, Saur sentit une vague de colère gonfler son cœur à l'idée qu'on osait lui proposer, à lui, Saur Thar, guerrier Lanshrul, de se rendre... Mais au fond, alors qu'il reprenait tant bien que mal le combat après la déflagration, il se surprit à penser qu'une reddition ne serait peut-être pas si idiote que cela ; après tout, il ne savait même pas pourquoi il devait absolument défendre ces Voolthergas, et puisque de toute façon, plus aucun Lanshrul sur Hautemer ne semblait agir de manière sensée...
Il n'aimait pas cette bataille mal engagée, et il n'était pas sûr que persévérer servirait à quoi que ce soit, que ce soit pour lui-même ou pour la gloire des Lanshruls...
Tandis que le Commandant réfléchissait, les Chiss continuaient à échanger des tirs, des hommes continuaient à tomber pour ne plus jamais se relever... Il fallait prendre une décision, et vite.
« Rendez-vous ! Vous ne l'emporterez pas ! » répéta un Chiss en Sy Bisti avant de balancer une seconde grenade...
Saur et ses hommes étaient mieux préparés, cette fois, mais cela ne changea rien à l'impact de l'onde de choc, cela ne changea rien non plus à l'éclat aveuglant de la déflagration... Il ne restait plus grand chose des murs de la salle, à présent, et Saur soupçonnait que de nouveaux pans de plafond n'allaient pas tarder à s'effondrer... Une fois de plus, les Chiss reprenaient l'avantage, rien ne semblait y faire...
« Faites ce qu'il vous dit ! Rendez-vous, je m'occupe du reste ! » entendit soudain Saur à sa grande surprise... À sa grande surprise, oui, car cette fois, une nouvelle voix s'était exprimée, et en Lanshrul !
À quoi bon continuer à combattre ? Quoi que fasse finalement celui qui venait de parler, Saur n'était au fond pas si sûr d'en avoir envie...
« Très bien, cessez le feu ! » ordonna alors le Commandant, en désespoir de cause.
Il fallut quelques secondes pour que tous les échanges de tirs cessent.
« C'est bon, nous nous rendons, Chiss, annonça Saur en Sy Bisti avec l'impression tenace qu'il était en train de faire une bêtise.
-Bien, alors jetez vos... »
La trêve n'aurait pas duré longtemps ; le Chiss n'avait même pas fini sa phrase qu'une nouvelle explosion secouait la salle.
Derrière les Chiss, cette fois.
L'occasion était trop belle pour que des soldats Lanshruls entraînés puissent décemment la laisser échapper.

Le combat avait été aussi court que âpre, saturé de la terreur la plus noire comme de l'espoir le plus fou ; alors qu'il s'interrompait, Safera ne se rappelait déjà plus ce qui s'était passé exactement, elle gardait simplement gravées dans son esprit de longues minutes écrasée sous la certitude qu'elle et ses compagnons n'avaient pas droit à l'erreur s'ils voulaient survivre, qu'ils devaient agir avec la plus grande vivacité et la meilleure coordination pour prolonger au maximum la faiblesse momentanée des Kryshzlas... Elle avait combattu de son mieux dans cette salle obscure qui ne semblait recevoir que la lumière irréelle des Voolthergas, mettant tout en œuvre pour assurer sa survie et celle de ses compagnons, son cœur lui martelant un rythme implacable comme pour mieux lui rappeler que tant de choses dépendaient de ce qu'elle réussirait ou pas aujourd'hui ; chaque fois qu'elle détruisait la vie d'un ennemi, elle était saisie d'horreur et de désespoir, mais cela aussi lui apportait un regain d'énergie pour combattre, elle devait mettre un terme à cette tragique folie...
Puis, lorsque les Chiss avaient commencé à se retrouver submergés, Telin avait enfin utilisé l'atout qu'il gardait dans sa manche, les deux dernières grenades qu'ils avaient pu voler aux réserves Kryshzlas ; enfin les Kryshzlas s’étaient rendus, enfin les Chiss triomphaient... Et ils étaient tous toujours debout pour autant que Safera put en juger dans la confusion, l'invincible quatuor avait su exploiter à merveille chaque opportunité pour retarder au maximum le moment où ils devraient faire face une fois pour toutes à l'ensemble des troupes Kryshzlas présentes...
Mais finalement non, non parce que le destin, le destin fou qui les avait fait prisonniers d'Hautemer n'avait pas encore fini de jouer avec eux : une nouvelle explosion retentit, une nouvelle explosion de grenade exactement semblable à celles que Telin avait provoqué précédemment... À ceci près que cette fois, le souffle de l'explosion venait de derrière eux, et Safera sentit la chaude main invisible la plaquer au sol avec une force fulgurante, les Chiss se transformaient en pantins désarticulés exactement comme les Kryshzlas l'avaient été si peu auparavant...
Safera avait à peine heurté le sol, sonnée par la gifle monumentale, qu'elle voyait les soldats en armure blanche se jeter sur elle, profitant de sa confusion comme les Chiss eux-mêmes avaient profité de celle des Kryshzlas pendant la bataille... L'effroi et le sentiment d'impuissance se plantant dans son cœur comme des flèches de glace, elle vit que ses compagnons n'étaient plus non plus en état de se défendre ; cependant, aucun d'entre eux n'était mort, comme si celui qui avait lancé la grenade avait voulu qu'ils soient pris vivants...
Il était trop tard pour réfléchir, à présent ; la jeune femme sentait des mains gantées d'acier la désarmer et se saisir d'elle... Il fallait qu'elle se ressaisisse, elle ne se débattait même pas ! Mais rien à faire, la peur et l'incompréhension enserraient encore trop son cœur... On la forçait à se redresser, elle voyait maintenant la salle en ruine (heureusement que ses murs ne donnaient pas directement sur l'océan!), elle voyait ses compagnons prisonniers comme elle ; ils n'étaient plus quatre insaisissables soldats Chiss qui profitaient avec une aisance diabolique de la surprise des Kryshzlas, maintenant, ils étaient quatre prisonniers désarmés au milieu d'ennemis toujours plus nombreux qu'eux...
Derrière eux, elle apercevait la raison de l'improbable retournement de situation : Aunf Voorth, Aunf Voorth auquel ils n'avaient plus accordé la moindre attention au cours de la bataille, Aunf Voorth qui était manifestement parvenu à subtiliser une grenade de plus dans les réserves... Aunf Voorth qui avait cependant tenu à ce qu'ils soient pris vivants, peut-être ? Par respect envers eux ou par désir de vengeance ?
Qu'allait-il se passer, à présent ? s'interrogea craintivement Safera, s'efforçant de penser clairement et calmement malgré son sang qui circulait à toute vitesse dans ses veines, étonnamment bruyamment...
Elle ne pouvait rien faire, plus rien, elle n'avait pas d'arme, et les Kryshzlas étaient trop nombreux autour d'elle... D'elle et de tous les autres, lesquels semblaient tout aussi perdus...
Relâchés dans une soudaine désertion massive des Kryshzlas, sauvés par les Ômus ou les Hynors, prisonniers de guerre, exécutés ? Tout était possible, les choses étaient devenues complètement folles bien longtemps avant le début de la bataille...
« Qui êtes-vous ? demanda celui qui était de toute évidence l'officier Kryshzla, en Sy Bisti, mais ce n'était pas aux Chiss qu'il s'adressait.
-Pilote de sous-marin éclaireur Aunf Voorth, Monsieur. Ce sont des Chiss, ils m'ont capturé au cours de la mission de reconnaissance et m'ont contraint à les guider à travers la base... Je n'ai pas voulu les tuer, alors j’ai préféré ne pas jeter ma grenade directement sur eux pour leur laisser une chance…
Il se saisit du fusil-blaster d’un Kryshzla mort.
-Vous avez bien fait. Les Chiss, n'esquissez pas un geste, compris ? Je ne sais pas ce que nous allons faire de vous, mais...
Ah, lui non plus ne le savait pas ? Voilà qui n'était pas pour rassurer Safera...
-Je suis le Commandant Saur Thar, pilote. Je... J'ai plus ou moins pris les commandes de ce qui reste de nos forces sur Hautemer.
-Compris. Que se passe-t-il, Commandant ? Qu'est devenu le Général Hassano ? Devons-nous affronter une ou plusieurs mutineries ?
-C'est... compliqué à expliquer, mais considérez que je suis la seule autorité légitime sur Hautemer pour le moment…
Essayant d’oublier tout sentiment de trahison vis-à-vis de Voorth, qui n’avait après tout fait que son devoir de soldat Kryshzla et n’avait jamais caché qu’il espérait les voir échouer, Safera se sentit incapable de rester là, sans rien faire, à écouter son cœur battre la chamade tandis que les Kryshzlas discutaient de la pluie et du beau temps ; une voix dans son esprit lui hurlait le nom de Sev’rance Tann, lui hurlait qu’elle ne pouvait pas laisser la plus petite chance aux Kryshzlas de vaincre les Hynors… Lui hurlait qu’elle voulait vivre. Sous le regard subjugué de Valdie, Telin et Wyntar, elle prit la parole en Sy Bisti dans un hurlement désespéré :
- Ça suffit ! Que faites-vous là ? Que croyez-vous faire ? Ne voyez-vous pas que vous avez perdu ? Vous en êtes réduits à vous entretuer dans votre propre base, les Hynors ont déjà gagné ! Vous arrivez à vous servir des Voolthergas, au moins ? Et même si vous parvenez à détruire les cités Hynors, qu’est-ce que cela vous apportera ? Vous aurez encore plus de sang, sur les mains, rien de plus ! Vous n’en serez pas moins des perdants, seulement des perdants qui ne méritent aucun respect ! Alors laissez tomber et relâchez-nous immédiatement !
-La ferme ! rétorqua l’officier Kryshzla, soudain bien plus agressif. Vous avez…
- Écoutez-la, imbécile, vous savez qu’elle a raison ! intervint Telin.
-Taisez-vous ! Vous avez tout à fait raison, je n’ai plus rien à faire ici, cette planète est perdue ! Mais rien dans cette galaxie ne saurait me convaincre de céder quoi que ce soit à des Chiss ! Surtout maintenant, parce que tout ce qui se passe est de votre faute ! C’est à cause de votre intervention que tant de nos compagnons sont morts ou sont devenus fous ! Tout allait bien ici, c’est quand vous quatre êtes arrivés que les problèmes ont commencé, maintenant que j’y pense ! (il se tourna vers ses hommes) Je ne sais pas ce qui me retenait, fusillez-moi ces quatre assassins et on se tire de cette ruine ! En espérant qu’il reste des sous-marins remonteurs !
Safera se retrouva brusquement incapable de bouger, de parler ou même de respirer ; c’était une chose de savoir que ses chances de survie étaient faibles, c’en était une toute autre que de s’entendre annoncer sa mort imminente… Le pire, c’était qu’elle ne pouvait même pas s’empêcher de penser ; une image à la fois simple, terrible et entêtante lui vint à l’esprit et refusa de la quitter... Elle, Telin, Valdie et Wyntar étendus sur le sol, vêtus d’armures Kryshzlas, des impacts noirs seuls rappelant qu’ils ne se relèveraient jamais… En quelques fractions de secondes, Safera sentit revenir en elle la sensation de l’eau glaciale, elle eut à nouveau l’impression d’être presque nue dans une masse liquide si froide qu’elle sapait en elle toute énergie, toute volonté, pour ne plus faire d’elle qu’un corps sans vie ; en quelques fractions de secondes, elle sentit revenir en elle le souvenir du rire sinistre des spectres, de la peur et du sentiment d’impuissance… Que ressentirait-elle lorsque les soldats Kryshzlas tendraient leurs canons vers elle ? Pourrait-elle essayer de se défendre ? Oui, elle pouvait essayer, comme un humble poisson pouvait essayer de se défendre contre le Bunyip, mais le cœur n’y serait pas, parce qu’elle se savait condamnée…
Elle regarda Wyntar, elle regarda Valdie, elle regarda Telin… Tous paraissaient mortifiés, excepté Wyntar, qui semblait décidé à en découdre malgré tout…
Et dire qu’ils étaient passés si près de tous survivre et de pouvoir retrouver le monde des êtres de la surface… Ça n'aurait pu être pire…
« Attendez ! reprit aussitôt le Commandant. Avant de les tuer bêtement… Tant qu’on y est… Celle qui a parlé tout à l'heure est une femelle, non ?
Si, finalement, ça pouvait être pire ! Ça pouvait toujours être pire !
-On va voir s'il n'y en a pas d'autres... Déshabillez déjà celle-là, on va voir ce que vaut une femelle Chiss les jambes écartées...
Elle allait se faire violer ! Elle allait se faire violer, hurlait une alarme en elle ! Elle allait se faire violer, et elle ne pouvait strictement rien faire pour l'empêcher ! Le poids de l'appréhension était tel que Safera trouvait incroyable qu'elle tienne encore debout, elle ne voulait plus tenir debout, elle ne voulait surtout pas vivre la suite...
Ça y est, les Kryshzlas se saisissaient d'elle à nouveau, décidés à lui retirer son armure sans ménagement ; Safera pensa vaguement qu'elle aurait dû essayer de se débattre, elle pouvait peut-être les forcer à la tuer puisqu'elle était condamnée de toute façon, mais son esprit restait encore trop confus, comme incapable d'accepter la réalité du désastre...
-Espèce d'ignoble... ! se révolta Wyntar, qui paraissait incapable de trouver un mot assez dur pour le Commandant. C'est donc tout ce que vous êtes, vous, les Kryshzlas ? Vous ne pouvez même pas conserver un semblant de...
-Franchement, rien à foutre, surtout au point où nous en sommes, coupa sèchement Saur Thar. Si vous croyez que nous allons... »
Il n’acheva jamais sa phrase. Alors que le cœur de Safera faisait un nouveau bond dans sa poitrine si spectaculaire qu'il semblait remonter jusqu'à sa tête, un claquement sec retentit et des éclairs rougeoyants traversèrent le torse de l’officier ennemi pour le jeter à terre tel une ridicule poupée de chiffon ; les Kryshzlas avaient à peine réalisé ce qui se passait qu’un nouvel objet sphérique que Safera commençait à connaitre un peu trop bien jaillit au-dessus d’elle… Et vint exploser au milieu des Kryshzlas dans un éclat d’une lueur aveuglante. Cette fois, une bonne partie des soldats ennemis ne purent réagir à temps, des corps brûlés et déchiquetés sur le sol vinrent remplacer ce qui avait autrefois été des hommes bien vivants…
Deux soldats ennemis complètement abasourdis par le soudain retournement de situation étaient toujours bien vivants juste à côté de Safera, ceux-là mêmes qui devaient la dénuder précédemment, elle sentait leur poigne gantée sur ses bras... La chaleur brûlante de l’espoir remplaçant soudain sa peur glaciale malgré l'horreur de la scène, Safera revint brusquement à la vie et envoya un vigoureux coup de pied en pleine tête à l'un des Kryshzlas qui la tenaient ; un deuxième coup de pied fit voler l'arme du Kryshzla que Safera récupéra au vol... Le deuxième Kryshzla qui l'avait attrapée pour la déshabiller se ressaisit, il tira d'un coup sec sur son poignet pour la faire tomber à terre ; cela fonctionna bien évidemment, Safera n'était pas de taille à résister à tant de force, et elle vint heurter durement le sol... Brûlante d'énergie sous le coup de la terreur, elle parvint encore à attraper la jambe du Kryshzla qui venait de la faire tomber alors qu'il se baissait vers elle, et elle l'entraîna dans sa chute ; l'autre Kryshzla se relevait, il fallait faire vite. Deux tirs firent exploser la tête de celui qu'elle venait de jeter à terre, elle se cacha précipitamment derrière le cadavre pour se protéger des tirs du premier Kryshzla, se releva plus loin au moyen d'une roulade, et abattit son deuxième gardien... Safera ignorait combien de temps tout cela avait duré, mais il ne faisait nul doute que tout avait été très vite, le combat commençait à peine ; sans s'accorder le moindre répit, elle commença à mitrailler les premiers survivants Kryshzlas qu'elle vit...
« Vite ! appela-t-elle ses compagnons lorsque les Kryshzlas survivants commencèrent à riposter, d’abord par des tirs imprécis…
Elle perçut deux décharges de blaster sur sa gauche, et Valdie vint la rejoindre.
-Je suis là !
Un Kryshzla s’effondra, puis un deuxième ; mais quelque part à gauche…
-Attention, ils… ! Ah…arh…
Malgré le danger, malgré sa peur et tout ce qui pouvait s’apparenter chez elle à du bon sens, Safera ne put s’empêcher de regarder sur sa gauche, de chercher d’où venait l’appel, un pressentiment terrifiant venant brusquement stopper net le regain d'espoir qui montait en elle... Non, oh non, pourquoi avait-elle regardé ?
Elle savait ce qui l'attendait, mais elle en eut tout de même le souffle coupé.
Deux décharges blasters supplémentaires retentirent, et Wyntar tomba, criblé d’impacts.
Non !
Ils n’étaient plus quatre, leurs efforts pour sauver Valdie n’y auraient rien fait, ils ne verraient pas tous la fin des épreuves qu’ils avaient traversé…
Non !
Cette fois, c’en était trop, elle allait s’effondrer à son tour, son cœur allait immédiatement cesser de battre parce qu’il ne pouvait pas tolérer cela, tout allait s’arrêter tout de suite, elle ne pouvait pas en supporter davantage… Pourquoi était-elle donc toujours vivante, pourquoi ce cauchemar refusait-il toujours de prendre fin ?
Non !
Elle devait arrêter de penser à cela, elle devait combattre !
Elle n’était plus tout à fait sûre de vouloir survivre, les promesses de revoir Sev’rance et de pouvoir vivre ici que lui faisaient la vie fondaient comme neige au soleil face à la froide réalité de la mort de l'un de ses amis…
Mais peu importait, elle ne devait même pas se demander pourquoi elle combattait, elle règlerait ça plus tard ; pour l’instant, elle devait continuer le combat, c’était tout !
De toute façon, son esprit était bien trop ravi de pouvoir se concentrer sur autre chose… Plus rien ne sembla exister, plus rien en-dehors des soldats à l'armure d’un blanc sinistre qu’elle devait tuer, plus rien en-dehors de son fusil-blaster et de Valdie qui combattait à côté d’elle ; même elle, il lui semblait qu’elle n’existait plus… Voilà, cette cible n’existait plus, le danger reculait… Mais il ne devait pas reculer, il ne devait pas, sinon Safera devrait penser à d’autres choses ! Même le fait de tuer quelqu'un qu'elle pouvait voir et non un pilote de chasse invisible, qui faisait d’ordinaire sur elle office d'électrochoc quelles que soient les circonstances, ne suffisait pas à la faire quitter son état anesthésié… Elle ne voulait pas le quitter…
C’est tout juste si elle entendit Valdie appeler Telin, espérant probablement qu’il n’avait pas subi le même sort que Wyntar… Mais non, le Lieutenant allait bien, il combattait aux côtés de Aunf Voorth, et à eux deux, ils arrivaient à tenir à distance les Kryshzlas… C’était donc une fois de plus Voorth qui avait changé le cours de la bataille… Elle n’avait même plus le cœur à se demander pourquoi…
Il n’en restait qu’une poignée, qui se repliait à la hâte vers le fond, en ruines, de la salle… Refusant d’interrompre la bataille, Safera se précipita vers eux l’arme à la main, mitraillant sans relâche mais aussi sans véritable précision…
« Safera, attends ! » criait Telin, avant de s’engager à sa suite avec les autres…
Elle devait se jeter à terre immédiatement, sans quoi elle prendrait une rafale de ce Kryshzla en pleine tête… Voilà, elle sentit à peine le contact du sol, mais elle voyait bien qu’elle l’avait atteint ; maintenant, vite une rafale avant qu’il ne se ressaisisse et que… Non, il y en avait un deuxième ! Il allait… Non, tout allait bien, Valdie venait de la rejoindre et de l’abattre, réalisa-t-elle tout en tuant le premier soldat Kryshzla…
« Attends-nous, tu veux te faire tuer, ou quoi ? » siffla l’autre femme, et Safera savait qu’elle avait raison, mais ça avait été plus fort qu’elle…
Alors qu’elle se redressait, elle entendit de nouveaux impacts de l’autre côté qui suggéraient que Telin et Voorth étaient également là…
Les soldats ennemis semblaient pour la plupart n’avoir qu’une très faible envie de combattre, mais ils ne s’arrêtaient pas pour autant, comme des automates… Telin venait d’en abattre encore un, Safera n’en voyait plus d’autres ; avaient-ils enfin gagné ?
Là ! Elle ne l’avait pas vu, celui-là, cette dernière silhouette à l'armure d’un blanc cadavérique qui tendait son canon noir vers les deux femmes Chiss…
Cette fois, Safera ne put davantage empêcher ses pensées de se détourner des nécessités du combat, un formidable coup de bélier venait de faire voler en éclat ses défenses : il tirait à bout portant sur Valdie ! Dans un laps de temps si court qu’il en devenait indéfinissable, elle sut, elle sut qu’elle verrait dans un instant un éclair rouge transpercer le sein droit de Valdie et se frayer un chemin droit jusqu’à son cœur ; Valdie tomberait au sol, morte comme tant de gens aujourd’hui… Puis Telin et Voorth seraient tués à un moment ou à un autre, et Safera se retrouverait toute seule ; vivante ou morte, quelle importance ?
Toutes ces pensées tourbillonnaient en elle à une vitesse qu’elle n’aurait jamais crû possible alors que, s'apercevant à peine de ce qu’elle faisait tant elle était sous le coup de la peur, elle parvenait encore à se jeter sur le Kryshzla pour tenter de le plaquer au sol ; cela ne fonctionna évidemment pas, Safera était bien trop légère pour cela, mais elle réussit cependant à dévier le tir… Terrifiée, elle entendit tout de même l’impact, elle entendit tout de même le cri de douleur de Valdie, et tout en sachant pertinemment que c’était la chose la plus stupide que l’on puisse faire en plein combat au corps à corps, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière… Valdie était tombée à terre malgré la tentative désespérée de Safera, oui, la vision s’imposait implacablement à ses yeux, ne laissant nul doute salutaire possible… Elle hurlait de douleur.
Valdie hurlait toujours de douleur ! Elle vivait ! L'épouvantable sensation d'oppression qui écrasait le cœur de Safera disparut si brutalement qu'elle eut l'impression qu'un croiseur stellaire décollait de sa poitrine, elle aurait absolument voulu remercier quelqu’un pour cette preuve que l’espoir n’était pas toujours vain…
Mais il était maintenant trop tard pour Safera, qui venait de commettre une erreur fatale ; le soldat Kryshzla la saisissait déjà, la plaquait au sol comme si elle n’était qu’une petite fille insolente et dirigeait son canon vers elle, personne ne pourrait lui porter secours à temps…
Si, finalement si.
Un éclair rouge frappa l’armure du dernier soldat ennemi ; il se retourna, décidé à riposter, mais il n’eut même pas le temps de presser la gâchette que deux nouveaux éclairs tirés par Voorth mettaient fin à ses jours.
Safera ne se souvenait pas avoir jamais entendu un cadavre faire tant de bruit en tombant.

« Ça va, Valdie ? Comment te sens-tu ? demanda anxieusement Telin.
- Ça… pourrait… Je pourrais aller mieux !
Le tir avait atteint Valdie quelque part près de l’abdomen, et la douleur qu’elle semblait éprouver était telle que cela en faisait mal à voir, en tout cas aux yeux de Safera.
-Vous en pensez quoi, Voorth ? Vous connaissez mieux les dégâts de ces fusils que nous…
-J’en pense qu’elle a de la chance qu’il lui soit resté assez d’armure pour atténuer un peu l’impact ! Pour un peu, elle se serait retrouvé transpercée de part en part… Mais non, ça pourrait être pire. Elle vivra, en tout cas. Pour ce qui est de marcher, par contre, je…
-Non… Non ! Pas maintenant, en tout cas ! déclara Valdie avec une fermeté qui flirtait avec l'auto-dérision.
-Très bien, s’inclina Telin. Alors… Il faudrait que nous sachions dans quel état est maintenant la base, en ce cas ; si les Hynors sont déjà passés à l’attaque, je serais étonné qu’il reste beaucoup de Kryshzlas à même de nous nuire, à l'heure qu'il est, vu qu’ils étaient déjà très occupés à s’entretuer, tout à l’heure… Nous pourrions te porter ?
-Oui… Voorth ? Pourquoi… Pourquoi est-ce que finalement, vous vous êtes retourné contre le commandant et ses hommes ?
La question aurait sans aucun doute brûlé les lèvres de Safera en d’autres circonstances, mais malgré son soulagement de voir que Valdie n’avait pas été tuée, elle se sentait encore trop assommée par la mort de… De…
Voorth parut un instant ne pas vouloir répondre ; puis, avec un léger soupir, il s’expliqua :
-Je… Je ne pouvais pas faire autrement. Je ne pouvais plus. À vrai dire… J’ai essayé, dans le sous-marin, de me raccrocher à la haine des Chiss, de rester un soldat Lanshrul au moins en apparence, quitte à parler à mes geôliers ; mais… Mais même là, je n’aurais pas pu vous regarder mourir sans rien faire. C’est l’Ômu… Wogorn… (Voorth se tourna vers Safera, prenant celle-ci totalement au dépourvu) Cette chose m’a parlé de vous, elle m’a montré des choses qu’elle avait trouvées dans votre mémoire, j’ai vu à travers quelques-uns de vos souvenirs la Galaxie par vos yeux ; j’étais déjà complètement abasourdi par les pouvoirs de cette horrible créature, mais ça, j’ai eu encore plus de mal à m’en remettre… Je ne sais pas si tous les Chiss sont comme vous, je ne sais pas si vous avez raison de nous combattre, mais ce que je peux vous dire, c’est que vous, vous êtes plus courageuse et plus généreuse qu’aucun Lanshrul que j’ai connu. Et tous les quatre, je vous ai vu prendre plus de risques pour aider un peuple qui n’était pas le vôtre qu’aucun des miens ne le fera jamais de lui-même pour mon peuple… Je ne savais pas très bien quoi faire, je ne voulais pas trahir mon peuple, alors j’ai essayé de vous faire prendre vivants ; mais… Enfin, vous avez vu comment a réagi le Commandant… Il vous aurait tous fait tuer, et il aurait violé Safera et Valdie avant ; alors… Que faire, quand son propre peuple est représenté par un type pareil tandis que l’ennemi est constitué par des gens comme vous quatre ?
Telin hocha la tête.
-Bienvenue dans l’équipe, alors… Enfin, à supposer qu'il nous reste encore quelque chose à faire ?
Safera haussa les épaules.
-J’imagine que nous allons aider le Général Fayg-Jehd à vaincre ce qui reste des Kryshzlas… En espérant qu’il n’en reste pas trop de prêts à combattre…
Autour d’eux subsistait la calme lumière des Voolthergas, implantées tout en haut des murs derrière des vitres de transparacier… Bon nombre d’entre elles avaient été détruites, et cela n’avait rien d’étonnant compte tenu du nombre de grenades qu’ils avaient employées… C’était pour ces petites sphères de lumière qu'ils avaient dû tuer tant de gens, c'était pour elles que Wyntar venait de tomber…
Safera s’avança dans la pièce, revenant vers l’endroit d’où était partie la bataille... Il était là.
Elle retira son casque.
Oui, c’était bien Wyntar qui était tombé là, portant l’armure maudite…
Elle ne pouvait plus le nier, plus avec son visage sous les yeux.
Wyntar, Wyntar le nouveau était mort, le corps criblé d'impacts noircis.

« Eh, on est l'Escadron Main Bleue !
-Nous sommes l'escadron Main Bleue, toi, tu es juste un nouveau !
-Oh. Accueillants, en plus... »

« Tu as de la chance qu'on ai réussi à te repêcher, tu sais ? »

« C'est pas vrai, tout ce qui nous arrive depuis vingt-quatre heures est complètement dingue... Les chasseurs Kryshzlas sortis de nulle part, nous qui retournons chercher Valdie... Et maintenant, ces gens qui vivent au fond des mers... Pas fâché que ça se calme un peu pour le moment. Au fait, quelqu'un sait pourquoi nous ne sommes pas écrasés par la pression de l'eau ? Et tant qu'à faire, pourquoi les Hynors ne le sont pas ? En principe, il n'y a que des animaux gigantesques à ces profondeurs, non? »

« Euh, réponds si tu le veux, mais... tu l'aimais... comme une amie ? Ou...
-Non... Pas comme une amie, non.
-Dommage. Parce que tu seras la seule femme Chiss de la planète si Valdie meurt, et a priori, nous sommes coincés ici jusqu'à la fin de nos jours... »

Safera interrompit le flot de ses pensées désespérantes ; se remémorer tout ce qu’ils avaient traversé avec Wyntar dans un tel moment relèverait du masochisme pur et simple… Ils avaient été quatre, elle, Valdie, Telin et Wyntar, et avec eux, Safera avait cessé d’être seule même sans Sev’rance ; ensemble, ils avaient découvert Fayg et la civilisation Hynor, ensemble, ils avaient traversé des aventures extraordinaires, ensemble ils avaient fait de leur mieux pour sauver Valdie puis aider les Hynors à se libérer, pour se donner la possibilité de revenir dans le monde des êtres de la surface… Mais maintenant, c’était fini. Tout était fini.
Safera se revit parlant avec Valdie mourante, terrifiée à l’idée de la perdre… Cette fois, c’était fait, l’un d’eux les avait quittés pour de bon.
Safera laissa les doigts griffus de la douleur se saisir de son cœur et le déchirer en deux avec un craquement sec… Elle souffrait plus qu'elle n'aurait su l'exprimer, mais tant pis ; aussi grande que soit la douleur, rien ne serait pire que de rester insensible à la mort d'un ami et compagnon d'armes, celui qui y parviendrait ne serait plus qu'un mort-vivant... Elle n’avait pas fini de regretter celui qui avait partagé avec eux les espoirs et les peines de leur vie dans ce monde, elle le savait, mais elle devait vivre malgré la tristesse, parce qu’il lui restait miraculeusement Valdie et Telin qui ne voudraient pas la voir partir à son tour, parce que tout cela n’aurait pas été vain si Hautemer était libérée une fois pour toutes et si elle pouvait enfin retrouver Sev’rance...
« Avoir fait tant de chemin avec nous pour succomber avant d’en avoir vu la fin… murmura tristement Telin, qui avait rejoint Safera auprès de Wyntar. Mais c’est fini, maintenant. Nous sommes vivants, et nous avons beaucoup de chance de l’être… C’est terrible que Wyntar n’ait pas pu voir cela… Mais nous savions tous que cela pourrait nous arriver.
-Ça aurait pu arriver dès l’instant où ces chasseurs Kryshzlas nous ont attaqués, rappela sombrement Safera. Nous avons échappé à la guerre et à la mort pour quelques jours, parmi les Hynors… Mais c’est fini, parce que le monde des êtres de la surface a repris ses droits, il nous a poursuivi jusqu’au fond des mers…
Les deux Chiss gardèrent le silence un court moment. Finalement, ce fut Telin qui reprit la parole le premier :
-Nous allons essayer de prendre les Voolthergas… dit-il doucement. Peut-être même pourrons-nous nous en servir pour détruire à nous seuls la base Kryshzla, puisque c’est une ancienne cité Hynor ; ou au moins, nous pourrions prévenir Fayg-Jehd que nous avons réussi… Tu essayeras, d’accord ? Tu as plus d’expérience que moi avec ces trucs-là…
-D’accord… Euh, tu as entendu ?
-Non, quoi ?
Safera était sûre d’avoir entendu quelque chose, un son vivant…
-Aaah... appelait quelqu'un...
-Là-bas, indiqua Voorth. Je crois que c'est le Commandant... Il est toujours vivant...
-Venez, supplia la voix en Sy Bisti.
En effet, Safera vit que l'un des Kryshzlas au moins se raccrochait encore à la vie, adossé au mur, un mourant à l'armure blanche noircie, impossible à distinguer des morts environnants ; il n'en avait clairement plus pour longtemps, à en juger par les impacts qui s'étalaient sur son armure, et il était manifestement incapable d'esquisser un seul geste.
Safera aurait juré qu'il allait succomber dans la minute, mais il trouva encore la force de prendre la parole et de murmurer quelque chose lorsque la jeune femme s'approcha de lui avec Voorth et Telin.
-Promettez-moi que vous... l'arrêterez. Le Général... Le Général Hassano...
-Votre Général ? Pourquoi, que fait-il ? demanda Safera, intriguée.
-Il... Il veut... essayer détruire les Ômus. Il... Rassemblé les sous-marins. Devenu fou ! S'il va... S'il va trop loin... et échoue... jamais les Ômus ne laisser un seul d'entre nous quitter la planète... vivant, non ? Non ? Je ne voulais pas... obéir. Resté ici. Voolthergas... Certains, certains d'entre nous essayé l'arrêter, mais... faites-le, vous. Empêchez-le de provoquer la colère des Ômus. Je sais que vous... Mais je vous en prie...
Il sembla un instant sur le point de mourir pour de bon, mais sa respiration se maintint finalement pour le moment. Safera regarda le Commandant mourant... Cet homme était l'ennemi des Chiss, il avait combattu au service de la soif de conquête du seigneur Heckara, il était l'un de ces monstres qui semaient la terreur dans les Régions Inconnues, Safera savait qu'il avait certainement commis bien des crimes ; en tout cas, elle l'avait vu ordonner sans remords l'exécution de quatre prisonniers sans défense, et elle savait qu'il allait la violer en découvrant qu'elle était une femelle, l'effroi lui coupait encore le souffle à l'idée de ce qui aurait pu se passer si Voorth n'était pas intervenu... Sur Hautemer, le peuple de Saur Thar avait oppressé les Hynors pendant un demi-siècle, réduisant leurs magnifiques cités à une base dont ils se servaient pour mener leurs raids meurtriers; les Kryshzlas avaient semé la mort et la destruction au sein même de ce que les Ômus avaient voulu un monde de vie et de paix, ils incarnaient tout ce pourquoi Safera avait toujours cherché refuge dans l'espace, au fond des océans... Dans les bras de Sev'rance.
-Bien sûr, assura-t-elle sous les yeux ronds de Telin. Je l'arrêterai et je sauverai les vôtres. »

L'heure approchait, l'heure approchait où Varulg ne pourrait plus attendre et devrait ordonner l'assaut de la base Kryshzla quelles que soient les pertes encourues ; il ne pouvait cesser de tourner et de retourner cette idée dans sa tête... Ils allaient devoir combattre à l'air, et cette absence totale de réaction des Kryshzlas continuait à le tourmenter... On disait qu'avec leurs armes, ils pourraient anéantir l'intégralité d'une cité Hynor comme Fayg et qu'il leur resterait encore de quoi réchauffer le fond des océans...
Allons, d'après le délai qu'il s'était fixé, il laisserait encore une demi-heure aux Chiss pour atteindre leur objectif ; il s'efforça de ne pas imaginer les quatre précieux alliés des Hynors agonisants quelque part dans les horribles salles tout en métal des Hynors, les Kryshzlas victorieux préparant quelque diablerie à l'intention des troupes de Varulg...
« Général, regardez !
-Qu'y-t-il ? »
Mais Varulg, reportant son attention sur ce qui avait été une cité Hynor avant que les Kryshzlas n'en fassent cette abomination, vit lui-même ce qu'il se passait ; la lumière... La lumière concentrée, prisonnière au milieu des tours noires, la lumière bleutée des Voolthergas vacillait ! La base Kryshzla était en train de se retrouver entièrement plongée dans la pénombre...
« Vous pensez que ce sont les Chiss ?
-C'est bien possible... Ils ne peuvent probablement pas détruire eux-mêmes la base, les Kryshzlas ont dû redessiner le réseau des Voolthergas afin d'éviter cela, alors ils nous font signe que nous pouvons attaquer... Et même si ce ne sont pas eux, il faudra bien que nous nous décidions à lancer cette offensive à un moment ou à un autre... Allez, dites à toutes les forces d'assaut d'attaquer suivant le plan prévu ; espérons que la chance continue à nous accompagner... »
C'était maintenant que tout allait se jouer, songea-t-il ; c'était maintenant que devraient s'affronter le monde des êtres de la surface, le monde des machines, le monde de la soif du sang et des biens matériels, et le monde des abysses, le monde de l'océan, de la vie, de la liberté, de la diversité et de la simplicité... Au fond, Varulg se voyait moins comme le libérateur de son peuple que de sa planète ; les Hynors devraient représenter toutes les espèces vivantes d'Hautemer face à l'invasion... Ils ne pouvaient pas se permettre d'échouer, pas cette fois, pas maintenant que son peuple savait de quoi les Kryshzlas étaient capables.

Il fallait faire quelque chose. Il fallait faire quelque chose ! Assis dans son fauteuil sur le pont de commandement du sous-marin Dragon d'Acier, le Général Hassano sentait son sang brûler du désir d'agir ! Ils ne pouvaient pas... Ils ne pouvaient pas simplement rester là à attendre que ces monstrueux indigènes et leurs fourbes alliés Chiss passent à l'attaque ! Ils ne pouvaient pas !
Hassano le savait, oui, il le savait.
Il savait, oh oui, il savait quelles puissances infernales étaient à l'œuvre derrière l'attaque contre la base Lanshrul... Il avait compris dès qu'on lui avait transmis le commandement de cette base vitale. À l'époque, on lui avait simplement expliqué que l'on ne savait pas très bien de quoi les Hynors étaient capables exactement, et qu'il valait donc mieux respecter la volonté de ce qui leur tenait lieu de divinités... Au cas où. Mais Hassano avait su, oui, il avait si vite su ! Contrairement à son prédécesseur qui s'était probablement contenté de manipuler vaguement ces choses avant d'affirmer qu'elles n'avaient aucune importance, Hassano n'avait pas hésité à s'en remettre à ces mystérieuses perles lumineuses, les Voolthergas, il leur avait réellement ouvert son esprit, inquiet que les siens aient pu sous-estimer leur pouvoir... Et il avait vu ! Ah, il avait vu à quel point ce monde était horrible ! Il avait sentit avec son esprit le pouvoir de ces horribles masses tentaculaires que vénéraient les Hynors, les Ômus, et il n’avait jamais oublié la terreur qu’il avait ressenti au contact de ces choses dont les pouvoirs échappaient à toute logique, de ces choses si différentes de tout ce qu’il connaissait, des abominations qui auraient pu le tuer d’un simple coup de tentacule ! Et il avait dû échanger avec ces choses, essayer de convaincre ces monstres qu’il ne les menaçait pas… Oh comme il avait eu peur ! Mais cela n’était encore rien comparé à ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait compris que ces démons gluants régnaient en parfaits despotes sur toute la vie d'Hautemer ! Même les Hynors, auxquels ils avaient imposé le refus de la violence et l’adoration de la vie pour s’assurer que jamais ils ne menaceraient leur terrible pouvoir ! Ils avaient coupé les Hynors de tout ce qui pouvait faire la grandeur et la noblesse d’une race ! Ces créatures imbéciles en étaient au point où elles ne voyaient même plus pourquoi elles devraient s’étendre, partir à la conquête de la gloire et de la richesse, elles étaient incapables de se révolter contre l’ordre imposé par les Ômus, et c’était pourquoi elles s’étaient montrées tout aussi incapables d’opposer une résistance convenable à l’invasion Lanshrul !
Elles incarnaient exactement le contraire de la noble race Lanshrul, qui avait à l'inverse su s’arracher à la tyrannie des idéaux de pacifisme et de soumission pour partir bâtir son empire et imprimer son empreinte au fer rouge à tous les peuples qu’elle rencontrait ! Ils prouvaient leur force et leur noblesse par la guerre ! Hassano savait cependant qu’il n’en avait pas toujours été ainsi… Les Lanshruls avaient eux aussi été autrefois atteints de cette maladie de l’âme qui empêchait un peuple de se tourner vers l’ordre, la conquête et la richesse pour se tourner par dépit vers des valeurs d’esclaves ! Mais jamais à ce point-là ! Ils avaient su s’en débarrasser pour se tourner vers la seule véritable civilisation, et jamais cet enlisement n’avait atteint chez eux le blocage monstrueux imposé par les Ômus aux Hynors !
Hassano avait dû, pendant toutes ces années, se plier à tous les caprices des Ômus, renoncer à massacrer ces imbéciles d’indigènes, se comporter comme un esclave pour ne pas déchaîner la colère des démons… Oh, comme il avait honte de ces années ! Il avait eu pendant tout ce temps l’horrible impression de se rabaisser lui-même au niveau des sauvages !
Mais maintenant, c’était terminé ! La terreur et le règne des monstruosités télépathes allaient prendre fin !
Il avait toujours su… Oui, il avait toujours su qu’un jour ou l’autre, les Ômus finiraient par le trahir ! Et c’était arrivé ! Les immondes despotes l’avaient ignoblement trahis une première fois en permettant aux Hynors en exil de sauver des guerriers de la race Chiss ! Oh, les Chiss en eux-mêmes n’étaient plus un tel problème… Plus depuis que Hassano avait posé les pieds sur Hautemer ! Il trouvait toujours leurs principes pacifistes ridicules et naïfs, indignes d’êtres pensants, mais il respectait tout de même la férocité avec laquelle ils combattaient lorsqu’on avait l’imprudence de les attaquer ! Mais… Où en était-il ? Oui, les Ômus l’avaient trahi en abritant ces Chiss ! C’était le droit d’Hassano d’envoyer des éclaireurs les trouver pour les tuer ! Cette guerre ne concernait pas des bêtes sauvages, même si elles avaient par malheur des dons de télépathes !
Et maintenant… Haha !
Maintenant, les Ômus révélaient enfin toute l’étendue de leur fourberie ! Maintenant, ils lâchaient sur eux leurs esclaves Hynors, enfreignant leurs sacro-saints principes pacifistes !
Mais…
Mais non messieurs, il ne serait pas dit qu’Hassano ! Il ne serait pas dit que le Général Hassano n’aurait pas fait son devoir d’être pensant ! Il ne serait pas dit qu’Hassano aurait abandonné cette planète aux esclaves et aux monstres marins ! Il ne serait pas dit qu’il n’aurait pas tout fait pour que cette planète monstrueuse garde un semblant de civilisation ! Des bases aux couloirs métalliques bien propres, des guerriers, une exploitation économique efficace ! Voilà ce qu’il voulait voir ici, certainement pas des indigènes sauvages, des tyrans céphalopodes et des monstres marins en tous genres !
Que… À quoi pensait-il, avant de se perdre dans le souvenir de la grotesque monstruosité de cette planète ? Ah oui, tout cela serait bientôt fini !
Ce serait fini parce qu’il allait détruire les fourbes démons qui maintenaient cet enfer en place ! Il allait détruire les Ômus ! Après quoi, il détruirait les Hynors ! Et… Et ! Et après ! Après, il anéantirait toute forme de vie et toute chose naturelle sur Hautemer jusqu’à ce que cette planète devienne un rouage de plus dans la gigantesque machine de guerre et de production Lanshrul ! Les Lanshruls feraient leur cette planète, ils prouveraient une fois de plus qu’ils étaient les plus forts !
Si même les… Oui, si même les puissances surnaturelles ne pouvaient rien contre eux, quelle chance restait aux Chiss ! Oh oui, oui, Hassano ferait de cette planète un exemple pour toute la Galaxie… Un symbole ! Un symbole de la puissance invincible de l’invincible puissance Lanshrul ! Il resterait… Dans la légende… La légende Lanshrul !
Personne ne pouvait voir le sourire qui s’étendait sur son visage, dissimulé par son casque comme celui de tout militaire Lanshrul… Et c’était heureux ! C’était heureux car sinon, il doutait que qui que ce soit lui aurait obéi… Il se serait bien trouvé des imbéciles pour qualifier ce sourire de… de dément ! Oui, dément, c’est ce qu’auraient dit certains…
Il caressa un instant la petite Vooltherga qu’il avait emporté avec lui… Les Ômus… Les monstres l’entendraient, oui, ils verraient leur fin arriver ! Ils la verraient ! Ils la verraient parce que Hassano la leur annoncerait personnellement… Via cette sympathique petite perle, oui, ils sauraient !
« Général ? L’Épée d’Aurodium au rapport, annonça un officier de pont. Le sous-marin est paré pour l’attaque, ses missiles sont prêts.
-Très bien, commencez l’opération. »
Hassano était surpris lui-même d’entendre à quel point sa propre voix lui paraissait calme, pleine de sang-froid et d'assurance, presque détachée… Personne ne semblait voir l’orage intérieur qui l’agitait ! N’était-ce pas fantastique ? Il bouillait de haine, de terreur et de désespoir et personne ne le voyait ! Personne ! Tout le monde lui obéissait sans discuter, personne ne semblait ne serait-ce que… oui, ne serait-ce que se poser la question de savoir s’il savait ou non ce qu’il faisait !
Il en était toujours allé ainsi, curieusement, tout le monde avait toujours écouté Hassano, aussi n’avait-il jamais hésité à prendre la parole et à imposer son point de vue en toutes occasions, il n’essayait même pas de discuter et tout le monde acceptait néanmoins ses opinions ainsi ! Certes ! Mais il n’aurait pas cru qu’il en irait de même sur Hautemer ! Cette planète l’avait beaucoup changé ! Et il savait qu'à présent, plus personne ne l’aurait écouté s’il avait parlé comme il avait pensé !
Mais personne ne voyait ! Personne ne voyait ce qui agitait ses pensées !
Si… Si, il fallait reconnaître ! Il fallait reconnaître que certains avaient vu ! Le Commandant Saur Thar, le Lieutenant Gash, les artilleurs du poste deux, et bien d’autres encore ! Et cet infortuné Colonel qu’il avait dû égorger lui-même parce qu’il n’était pas capable de suivre sa vision !
Ces gens ne comprenaient pas ! Pas ! Ils ne comprenaient pas que Hassano avait la vision d’un monde au service des Lanshruls, à son service ! Et qu’il mettait tout en œuvre pour obtenir ce monde ! C’était pour cela qu’une telle tempête tourbillonnait en lui, c’était pour cela qu’il fallait le suivre !
Il put encore se demander vaguement, dans un petit coin de son esprit épargné par l’orage, si Thar et les autres pouvaient… ! S’ils pouvaient avoir raison !
Était-il devenu fou ?
Mais finalement, ça n’avait pas grande importance, parce que la machine était mise en marche, et que rien au monde ne pourrait convaincre Hassano de l’arrêter, de céder face aux monstrueux souverains d’Hautemer.
<< Page précédente
Page suivante >>